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Quant au rôle éducateur de l’art, M. Mœbius ne paraît pas le prendre bien au sérieux. Non seulement il ne croit pas que l’on puisse jamais parvenir, par l’éducation, à transformer un peuple de brutes en un peuple d’artistes, nia faire naître, par exemple, le goût de la peinture chez un peuple qui, naturellement, n’a de goût que pour la musique ; il estime encore que l’on a de grandes chances de se tromper quand on attend, de l’éducation artistique d’un peuple, d’heureux effets pour le relèvement de son niveau moral. Cette erreur provient, suivant lui, d’une confusion inadmissible entre le « raffinement » d’un peuple et son « anoblissement. » Si élevé qu’il soit, l’art n’a jamais de quoi rendre les hommes meilleurs. Son influence morale est nulle sur ceux même qui le pratiquent ; à plus forte raison elle doit l’être sur le reste des hommes. Et M. Mœbius s’efforce de nous prouver, par une foule d’exemples, que maintes fois, dans l’histoire, le plus magnifique épanouissement des arts a coïncidé avec la dépravation morale la plus scandaleuse. Il n’admet guère non plus le beau rêve de Schopenhauer et de Wagner, espérant de l’art une « rédemption » de l’humanité. Il ne pense pas que l’on puisse jamais remplacer par l’éducation artistique les leçons de la morale, ni de la religion. « Une seule chose est nécessaire », répète-t-il avec le Livre Saint ; et l’on devine bien que, pour lui, ce n’est point l’art qui est cette chose-là.

Mais peut-être aurait-on le droit de lui répondre que, concurremment avec la morale et la religion, et davantage encore en l’absence de ces deux grands principes de notre conduite, l’art ne laisse pas d’exercer sur l’unie une certaine action bienfaisante. Si rudimentaire, si superficielle que soit une émotion artistique, c’est toujours une émotion désintéressée ; et cela suffit pour qu’elle élève l’âme qui l’éprouve, ne fût-ce qu’un instant, au-dessus des intérêts égoïstes de la vie matérielle. A défaut de morale et de religion, le sentiment de la beauté artistique est encore une aspiration vers un idéal ; et lors même qu’il ne contribue pas à nous « raffiner », on peut dire qu’en quelque degré il nous « anoblit. » Il ne nous rend pas meilleurs, et certes ce n’est pas lui qui saurait nous tenir lieu de la foi religieuse : mais il nous maintient un peu dans une atmosphère supérieure, où nous restons plus aptes à subir, le cas échéant, l’influence de la religion ou de la morale. Et M. Mœbius me parait encore se tromper quand il croit que l’éducation artistique d’un peuple s’accompagne toujours, plus ou moins, d’un abaissement des mœurs publiques : il confond l’état d’esprit d’un petit nombre de dilettantes avec celui de la masse populaire. Rien ne prouve, en réalité, que les bourgeois et les artisans