Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/933

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’ai pas encore vu clair un instant en moi-même ; comment voulez-vous que je juge ce que d’autres ont fait ? » Et voici comment Astolaine, au lieu de récriminer, s’efforce de consoler l’époux coupable : « Palomides. Je me suis dit tout ce qu’on pouvait dire. Je sais ce que je perds, car je sais que l’âme d’Alladine est une âme d’enfant, d’un pauvre enfant sans force, à côté de la vôtre, et cependant je ne puis pas y résister. — Astolaine. Ne pleure pas. Je sais aussi que l’on ne fait pas ce que l’on voudrait faire, et je n’ignorais pas que vous alliez venir. Il faut bien qu’il y ait des lois plus puissantes que celles de nos âmes dont nous parlons toujours. Mais je t’aime davantage, mon pauvre Palomides. » Toutefois, ces crimes involontaires reçoivent un châtiment. Golaud tue Mélisande. Palomides est jeté avec Alladine dans les grottes souterraines du château, grottes merveilleuses qui sous les rayons de l’illusion lui paraissent d’abord pleines de lumière et de joie, qui bientôt redeviennent tristes, mornes, décolorées, et telles qu’une fin d’amour que le désir a cessé d’illuminer.

Aussi les personnages de ces drames sont-ils sans cesse incertains et tremblans, sous la menace du malheur qu’ils sentent obscurément rôder autour d’eux. Entre l’énormité des puissances acharnées contre eux et leur propre faiblesse la disproportion est écrasante. Ce sont de pauvres êtres, d’une psychologie rudimentaire, sans volonté, sans force, et qui ne tentent même pas une résistance inutile. Ils ne savent rien, ni du monde extérieur, ni d’eux-mêmes. « Je ne sais pas, disent-ils ; et d’ailleurs on ne sait jamais. » Leur attitude est celle d’un malheureux poursuivi par un ennemi dont il lui semble à tout instant qu’il sent passer sur lui l’haleine meurtrière. Tout devient pour eux un indice, et les événemens les plus naturels et les plus dépourvus de signification prennent pour leur sensibilité inquiète un sens effrayant. Qu’un enfant joue à la balle derrière une porte, ou qu’un chien y vienne gratter, aussitôt ils sursautent de peur. Qui frappe à cette porte ? Qui va entrer par cette porte ouverte ? Leur hallucination prête aux choses une vie inquiétante et des intentions mauvaises. « Allez une nuit dans le bois du parc, près du jet d’eau, et vous remarquerez que c’est à certains momens seulement, et lorsqu’on les regarde, que les choses se tiennent tranquilles comme des enfans sages et ne semblent pas étranges et bizarres ; mais dès qu’on leur tourne le dos, elles font des grimaces et vous jouent de mauvais tours. » C’est la fantasmagorie du surnaturel. Le son même de leur voix les effraie ; car il y a des mots qu’il ne faut pas dire et qui appellent le malheur. Attentifs à la crainte qui les hante, ils ont peine à