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Parlement une véritable représentation nationale. Je ne crois pas que de pareilles réformes engendrent de sérieuses difficultés. Sans doute on objectera que, dans tel département, le suffrage universel pourra se répartir en proportions égales sur une infinité de candidats, et que candidats ou électeurs (selon le mode adopté) refuseront de pratiquer le reversement des voix, si bien que les députés élus finiront par représenter une fraction insuffisante du corps électoral. Mais, outre que la première partie de l’objection est démentie par une longue expérience, la loi ne peut prévoir tous les extrêmes. S’est-on jamais demandé ce que deviendrait la machine gouvernementale, si un ministre démissionnaire refusait de contresigner le décret qui nomme son successeur ? si une Chambre régulièrement élue refusait de siéger ? si, au moment des élections générales, candidats comme électeurs faisaient grève ? Il est bien évident qu’en raisonnant par l’absurde, aucun système électoral ne trouverait grâce devant la critique. Tout ce que peut faire le législateur, c’est de donner au peuple le moyen logique, pratique et simple de faire connaître sa volonté. Au peuple de s’en servir avec discernement, dans la plénitude de sa liberté.

Or, avec le système actuel, le peuple est impuissant à manifester sa volonté. On peut l’améliorer partiellement, mais on n’en tirera jamais qu’une représentation nationale bâtarde et tronquée. Au contraire, en adoptant les idées précédemment exposées, on permettrait à tous les votans, ou du moins à la grande majorité d’entre eux d’avoir au Parlement un représentant de leur choix.

Ajoutons que le chiffre des abstentions diminuerait probablement dans de fortes proportions, au plus grand bénéfice de la sincérité et de l’universalité de la représentation. L’électeur, sachant que son vote a neuf chances sur dix d’être utilisé, même si son candidat reste en minorité, n’hésiterait plus comme aujourd’hui à remplir à la mairie ce qu’il considère souvent comme une vaine formalité. La loi actuelle provoque les abstentions en décourageant les minorités locales. La loi nouvelle entraînerait au scrutin tous les électeurs, sauf ceux qu’une incurable et criminelle apathie maintiendrait à l’écart[1].

  1. Aux dernières élections, les abstentions se sont élevées au chiffre de 2 346 500, soit 21,3 p. 100 du corps électoral, mais, dans beaucoup de circonscriptions où la lutte a été bien engagée et particulièrement ardente, cette proportion tombe à 6 et 7 p. 100. On peut donc dire que cette proportion de 6 p. 100 représente le minimum au-dessous duquel il est pratiquement impossible de descendre, c’est-à-dire que, sur cent électeurs, il y a en moyenne six non-votans pour cause légale (militaires, condamnés, etc.) ou pour cause naturelle (décédés, absens, indifférens incorrigibles, etc.). En reportant cette proportion à toute la France, on obtiendrait, sur 10 987 100 électeurs, un total de 659 250 non-votans pour cause légale ou naturelle, ce qui ramène le chiffre réel et intéressant des abstentionnistes à 1 687 250.
    Or, pourquoi s’abstient-on ? Tantôt c’est par négligence coupable ; parfois par raisonnement, lorsqu’aucun candidat ne vous plait, ce qui d’ailleurs doit être bien rare, étant donnée l’abondance des candidats (4 000 environ pour 575 sièges). Mais, dans l’immense majorité des cas, l’électeur s’abstient par découragement, parce qu’il ne voit aucun moyen de faire passer le candidat de son choix. A quoi bon se déranger, puisque l’issue de la lutte est certaine ? Dans 127 circonscriptions, et non des moindres, puisqu’elles comptent près de 2 millions et demi d’électeurs, soit le quart des inscrits, le chiffre des abstentions a été supérieur à celui des voix battues, ce qui prouve bien le découragement des électeurs et le sentiment de leur impuissance. Dans ces 127 circonscriptions, le total des abstentions s’est élevé à 756 000, soit 31 p. 100 des inscrits, alors que la moyenne générale est de 21 p. 100.
    Nul doute que la représentation proportionnelle améliorerait sensiblement cette situation. Peut-être même permettrait-elle d’organiser le vote obligatoire, ce qui maintenant serait impossible. En tout cas, la Belgique n’a songé à punir l’abstention qu’après avoir introduit chez elle un système qui donnât à tous les électeurs le moyen d’émettre un vote utile.