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Reste une troisième question. La Chambre représente-t-elle réellement les électeurs dont elle est le mandataire direct ? Nos 575 députés ont été élus par 5 158 300 électeurs. Peut-on dire que la volonté de ces 5 158 300 électeurs, ou du moins de la majorité d’entre eux, a toujours force de loi dans l’enceinte du Palais-Bourbon ? Ici nous tombons dans l’anarchie et la plus complète incohérence, comme il est facile de le prouver.

Il suffit pour cela de dresser la liste des 575 députés selon le nombre de leurs électeurs respectifs, de façon que celui qui a eu le plus de voix occupe le premier rang, et celui qui en a eu le moins, le dernier. On constatera immédiatement qu’une majorité de députés peut ne représenter qu’une minorité d’électeurs, et inversement. Supposons qu’un ministère obtienne à la Chambre 288 voix contre 287. Il triompherait dans le Parlement, mais pourrait néanmoins être battu dans le pays, car, si ces 288 députés étaient les derniers de notre liste, ils ne représenteraient que 2 005 000 électeurs, au lieu que les 287 opposans en réuniraient 3 153 000. Réciproquement, supposons le ministère renversé par 350 voix contre 225, il pourrait encore en appeler au pays avec succès, car, si les 350 députés vainqueurs étaient les derniers de la liste, ils ne représenteraient que 2 570 000 citoyens contre 2 588 000.

Ce sont là évidemment des exemples théoriques. Dans la pratique, les députés ne se groupent pas suivant le nombre de leurs mandans. Malgré cette réserve, les exemples ne manquent pas de scrutins ainsi dénaturés.

Un cas bien caractéristique s’est présenté dans la dernière Chambre. Le 12 juin 1899, le cabinet de M. Charles Dupuy était mis en minorité de 7 voix. Mais les 246 députés qui lui étaient restés fidèles parlaient au nom de 2 177 000 électeurs, tandis que les 253 membres de la majorité n’en représentaient que 2 100 000. Un autre fait du même genre vient tout récemment de se produire, à propos de l’élection de M. de Villeneuve. Une enquête a été votée par la Chambre à 2 voix de majorité[1]. Mais les 233 députés radicaux n’avaient derrière eux que 2 068 300

  1. Déduction faite des votes des députés coloniaux.