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disciples qui l’ont abandonné ensuite, une parcelle féconde d’énergie morale, le désir de réformer un état social dont le Christ n’eut pas voulu, par le seul moyen possible, en se réformant soi-même. Tolstoï a traduit ce désir en actes ; il n’est pas à craindre qu’il ait beaucoup d’imitateurs.

Quand je me souviens de lui, je le vois, par une belle nuit bleue pleine d’étoiles, debout sur la terrasse qui domine la mer où vogue, bercé par les flots, un divin clair de lune ; pensif, les deux mains passées à plat dans sa ceinture, sa tête rude et puissante, dont la physionomie indique mieux que des paroles le triomphe définitif du dieu sur la bête, inclinée sur sa large poitrine. Avec une sublime inconséquence, il réclame, pour les opprimés, pour les humbles, pour les ignorans, il réclame pour ceux-là, les seuls auxquels se révèle vraiment selon lui le Père de toute intelligence, la Liberté et les Lumières, dont la possession, telle qu’elle peut exister en ce monde, aurait vite fait de les éloigner de son idéal, en les rendant sur tous les points, orgueil compris, semblables aux autres hommes. Il rêve du royaume de Dieu établi sur la terre avec une espérance décroissante peut-être à mesure qu’un autre rêve lui vient plus distinct, celui d’une nouvelle base de vie… Cette base, c’est le service de Dieu, c’est l’accomplissement de sa volonté envers son essence qui est en chacun de nous, c’est l’aspiration vers une vie meilleure et supérieure, s’élevant toujours, affranchie de ses chaînes.

« Aspiration, dit Tolstoï, qui m’empoigne de plus en plus ; je sens qu’elle s’emparera de moi tout entier[1]… »

Ne semble-t-il pas que toutes les erreurs et toutes les chimères de détail s’abîment et s’effacent dans ce dernier acte de foi, comme des taches que l’œil ne discerne plus dans le resplendissant éclat du soleil ?


TH. BENTZON.

  1. Lettres traduites par Bienstock. Paris, 1902.