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— Cela ne prouve pas que mes principes soient mauvais, mais que je suis faible.

Et à cette faiblesse, qui lui a été souvent reprochée, nous donnerons après une heure d’entretien le nom qui lui convient, la bonté, une bonté qui redoute d’infliger aux autres la moindre souffrance.

Il est parfaitement possible que Tolstoï permette à un grand laquais envoyé par la comtesse Tolstoï de le suivre, une pelisse de zibeline sur le bras, tandis qu’il se promène en habit de paysan : il est non moins possible qu’il laisse des disciples indiscrets se servir de son nom d’une façon trop bruyante. La non-résistance est au premier rang des vertus qu’il pratique. Je l’ai vu, à table, manger et boire tout ce que lui offrait sa femme avec la docilité d’un enfant, si fidèle qu’il eût été jusqu’à sa maladie au régime végétarien. Il s’excuse en disant : — Les médecins l’exigent ; pour le moment, je suis à leur merci.

Et il expédie son repas avec une visible distraction, comme une corvée dont il a hâte de se débarrasser. Très certainement il préférerait pouvoir suivre une ligne de conduite déterminée, ne pas se donner de démentis à lui-même. Les gens, les circonstances ne le lui permettent pas, et il doit le regretter à cause du scandale possible, mais, après tout, une seule chose importe : demeurer dans l’état spirituel qui exclut toute espèce de dureté, d’emportement, de violence. Sa résignation devant les souffrances physiques est touchante. Jamais il ne se plaint, bien qu’il porte en lui deux ou trois maladies incurables. A son gré, la sérénité, l’acceptation silencieuse, sont un signe de foi. « Je me réjouis d’avoir appris à ne pas m’attrister. L’homme qui croit en Dieu doit se réjouir de tout ce qui lui arrive… Etre mécontent, attristé de quelque chose, c’est ne pas croire en Dieu[1]. » Sa faiblesse est donc une faiblesse héroïque. N’importe, il la confesse humblement. Il signa : « Votre faible frère, » sa belle lettre aux Doukhobors du Caucase, ces sectaires qui s’intitulent lutteurs par l’esprit, et qui, persécutés pour agir contrairement à leur conscience en portant les armes, ont émigré au Canada. Tolstoï leur a consacré les droits d’auteur de Résurrection.

A propos de ce livre, je lui soumets un point qui a été souvent discuté entre mes amis russes et moi. A qui s’applique le

  1. Lettres traduites par Bienstock. Paris, 1902.