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vus, doivent avoir peine à se reconnaître, car Tolstoï est artiste malgré lui, quelque mal qu’il ait dit de l’art, et la forme lui importe plus qu’on ne le croirait d’après ses protestations. J’en ai la preuve quand il parle des jeunes parmi nos hommes de lettres, de la Revue Blanche, etc.

Tout en traitant avec une tranquille ironie certaines extravagances impressionnistes et surtout sensualistes, de même que les prétentions des inintelligibles qui croient travailler pour une élite : « On écrit si bien en France ! » dit-il avec vivacité.

Cependant il ajoute que nous n’avons plus guère que la monnaie de nos grands écrivains disparus.

Je lui demande s’il est vrai que, dans une récente interview citée par les journaux, il ait qualifié de beau livre un certain ouvrage qui côtoie la pornographie, et il convient de ses défauts, en se servant du mot cru de l’abbé Taconet, mais il y a, dit-il, de la pitié dans le premier chapitre ; c’est humain, c’est sincère… Et puis, il y revient encore : c’est d’un écrivain.

On le trouve assez souvent ainsi en contradiction dans le fait avec ses propres théories. Une dame de ses amies, excellente pianiste, alla le voir à Yasnaïa Polnaïa, et il la pria de lui faire de la musique une soirée entière, oubliant qu’il avait condamné tous les musiciens depuis Wagner jusqu’à Beethoven.

Oserai-je dire que ces inconséquences, qui révèlent le naturel et l’absence de tout parti pris, de tout pédantisme, me parurent très séduisantes ? Tolstoï n’a pas de système, les poètes n’en ont pas besoin, et ce réformateur n’est qu’un grand poète, idéaliste même quand il touche aux plus brutales réalités de la vie.

Pendant le dîner, la conversation continue à rouler sur la France, sur la littérature française. Notre XVIIIe siècle le passionne, Rousseau d’abord, avec lequel il se sent évidemment, si supérieur qu’il lui soit par le caractère, de remarquables affinités : tous les deux se sont confessés à la postérité avec le même genre d’humilité, tous les deux ont la passion du vrai, ce qui ne veut pas dire qu’ils voient toujours juste ; chacun d’eux, enfin, a donné une impulsion nouvelle à la littérature de son pays en la mettant en contact intime et direct avec la nature, avec l’humanité sans échasses et sans manteau de cour. Le temps de Rousseau, des Encyclopédistes, voilà, selon Tolstoï, le beau temps de la littérature française. L’admiration qu’il a de Balzac le rend assez dédaigneux de Zola ; il n’est pas autant qu’il le