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une cigarette, j’aperçois la figure basanée d’un de ces guides tatares qui font métier d’être beaux et sur lesquels circulent tant de légendes compromettantes.

Notre équipage, blanc de poussière, encombré de paquets, s’arrête devant un magnifique hôtel à terrasses et à balustres. Nous y obtenons difficilement une chambre. C’est la saison des bains de mer, des cures de raisin ; Ialta regorge de Visiteurs. Enfin nos fatigues sont oubliées devant cet éternel consolateur, — partout présent en Russie, — le samovar, qui a les dimensions d’un monument et la force d’une institution.


III

Avant d’aborder Tolstoï dans la villa mise à sa disposition, loin du bruit et des vulgarités d’une plage en vogue, par la comtesse Panine, je voudrais confesser quelques-unes des préventions contre l’homme qui se mêlaient chez moi à un enthousiasme sans bornes pour le génie de l’écrivain. Il me semble que cet aveu donnera plus de prix à l’impression définitive que m’a laissée notre entrevue. Oui, je doutais un peu de sa simplicité, je me méfiais un peu de ses paradoxes. Trop de photographies ont inondé le monde, qui le montrent conduisant la herse ou la charrue, fendant du bois, fauchant les prés de Yasnaïa Polnaïa, ou bien assis devant son établi, ou encore écrivant en habit de moujik dans une chambre toute nue, sauf l’ornement d’une faux, d’une scie et d’une pelle. Ces portraits sensationnels, y compris le dernier, un chef-d’œuvre de Repine où il est représenté pieds nus, m’avaient fait quelquefois souffrir ; j’y voyais une fâcheuse recherche de l’effet ; je me demandais comment on pouvait être si paysan, tout en habitant un château, et si détaché des biens de ce monde, tout en laissant profiter sa famille des droits d’auteur considérables qu’on se défend de toucher soi-même. Le souvenir me revenait, malgré moi, de certaine anecdote dont je laisse la responsabilité à celui qui me la conta. Très jeune alors, Tolstoï, simple étudiant, étant à la campagne chez son cousin, le poète Alexis Tolstoï, aurait à l’improviste fait dans le parc une scandaleuse apparition, sans plus d’habits que notre premier père et monté à califourchon sur une vache.

N’était-ce pas toujours un peu le même désir d’étonner ? Le récit de ses réceptions hebdomadaires à Moscou dans un réduit