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mangent l’avoine, que les nombreux chiens de l’endroit happent les os qu’on leur jette et qu’une bande gloutonne de canards se pousse jusque sous nos pieds. Les mieux servis apparemment sont les cochers, qui trouvent moyen de se griser, si bien qu’une malheureuse famille, désespérant d’éveiller son isvochtchik, se trouve réduite à attendre le lendemain dans ce gîte maussade. Notre homme de Koursk, lui, est sobre et ponctuel. Au bout d’une heure, nous le retrouvons à son poste devant la porte de Baïdar.

Le passage de cette porte est le grand moment, la suprême émotion du voyage. Je ne crois pas qu’aucun spectacle au monde m’ait frappée autant que celui-là. Depuis le matin, on voyage dans les terres sans avoir entrevu, sauf une seule fois et l’espace d’un instant, à Balaklava, la mer cachée par les montagnes. Tout à coup se présente, reliant l’un à l’autre deux énormes rochers, une large frise soutenue par des colonnes doriques. Vous vous aventurez sous la voûte qu’elle décore, et un tableau inattendu vous frappe aussitôt : la plus magnifique des marines enchâssée dans les lignes simples et droites de cette architecture grecque. La mer, rien que la mer. Il est impossible de retenir un cri d’admiration. Et, aussitôt que l’on a passé le seuil enchanté, c’est un pays nouveau, un nouveau climat, l’Orient s’accusant de plus en plus jusqu’à l’extrémité sud de la Crimée.

Après Baïdar, des éboulemens formidables de rochers se précipitent jusque dans les flots. Cependant un vaste domaine nous donne l’avant-goût des parcs et des jardins qui nous attendent le long de la côte. Son propriétaire a fait bâtir l’église pittoresque qui, haut perchée à l’entrée de la route, domine cette étroite corniche hardiment suspendue entre l’abîme et la muraille crevassée, portant dans toutes ses fentes des genévriers et sur sa crête une couronne sévère de pins de la Tauride. Dans la saison des pluies, de nombreux torrens bondissent vers la mer ; ils se transforment, l’été, en ravins desséchés.

Nous apercevons de loin, après Foros, la pointe avancée du cap Saritch, qui marque l’extrémité méridionale de la Crimée, mais à peine ai-je le temps de me le faire nommer. Les chevaux, habitués à ce chemin vertigineux, descendent rapidement en larges zigzags. Je sens encore l’ivresse de la course au-dessus du chaos des rochers. Partout ils font saillie au flanc de la montagne ; ils ont enseveli un village entier à l’endroit où l’un d’eux,