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sentiment poétique y cède trop souvent la place à l’ingéniosité de combinaisons purement décoratives.


IV

À la suite de Titien, quelques-uns de ses élèves ou de ses imitateurs, Paris Bordone, les Bonifazio, les Bassano, d’autres encore ont, comme lui, fait au paysage une large place dans leurs œuvres. Chez Jacopo da Ponte (1510-1592), — le premier de cette famille des Bassano qui devait fournir plusieurs générations de peintres, — on peut même dire que, malgré les innombrables) personnages et animaux dont il remplit ses compositions, c’est le paysage qui domine. Mais les Paradis, les Arches de Noé et les suites de scènes rustiques qu’il aimait à peindre sont devenus d’une couleur dure, opaque et noirâtre dont la tristesse et la monotonie les font reconnaître de loin, et l’on ne s’explique guère aujourd’hui la vogue extrême dont ses tableaux encombrés et confus ont joui pendant si longtemps.

Deux maîtres cependant méritent une mention spéciale et soutiennent après Titien l’honneur de l’école vénitienne : Jacopo Robusti, dit le Tintoret (1519-1594), son élève, et Paolo Caliari (1528-1588) qui du lieu de sa naissance a pris le nom de Véronèse. A côté des toiles immenses du Palais ducal et de la Scuola di San Rocco, brossées avec cet entrain exubérant qui confine souvent à la brutalité, Tintoret a su maintes fois assouplir sa verve un peu farouche, dans des compositions pittoresques, plus modestes et mieux équilibrées, comme la Fuite en Égypte de San Rocco, le Mercure et les Grâces ou le Bacchus et Ariane de la Salle de l’Anti-collège. Mais toute son originalité se manifeste dans ce chef-d’œuvre éclatant du Miracle de Saint Marc (Académie des Beaux-Arts) où le paysage ajoute un si puissant attrait à la merveilleuse richesse des colorations. On n’imagine pas, en effet, de consonance à la fois plus hardie et plus harmonieuse que l’accord de ce ciel d’un bleu si intense et si lumineux avec les architectures ensoleillées qui servent de fond à la fulgurante apparition du Saint.

Autant l’exécution et les tonalités de Tintoret sont d’habitude rudes et fougueuses, autant la facture de Véronèse est, au contraire, discrète et posée, autant ses colorations sont légères, argentines et finement nuancées. Reprenant avec un art plus