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qui décline et l’ombre qui déjà a gagné le premier plan, on se sent pénétré d’une impression de calme et de recueillement.

Il n’y a pas à épiloguer en présence du Concert champêtre, un des chefs-d’œuvre de notre Louvre, ou plutôt cette belle peinture non seulement défie tous les commentaires, mais se passe de toute vraisemblance. Comment expliquer, en effet, au milieu de cette campagne ouverte, la présence de ces deux femmes presque entièrement nues, l’une debout, d’une beauté superbe, puisant, avec un geste plein de noblesse, de l’eau dans un bassin de marbre ; l’autre massive et charnue, soufflant dans un pipeau rustique, tandis qu’à côté d’elle, sur le gazon, un jeune seigneur, galamment accoutré et de bonne tournure, pince les cordes d’une guitare, tout en causant avec son voisin, un rustaud à la tignasse ébouriffée ? Avec une effronterie naïve, les deux donzelles s’étalent aux regards de tous, et un pâtre qui, à quelques pas de là, conduit son troupeau, ne semble aucunement étonné d’un spectacle si étrange. Quel hasard a pu réunir des personnes de conditions, de costumes et de tournures si disparates ? La mythologie pourtant n’a rien à voir en cette affaire, car le pourpoint, la fine chemisette et les chausses collantes du beau cavalier portent bien la marque de la mode vénitienne à cette époque et de la meilleure. Mais même en ces temps lointains et de morale peu scrupuleuse, pareilles exhibitions en plein air n’auraient pas été tolérées sans scandale. L’image cependant, à le bien prendre, est décente et aucune idée de volupté ne s’y mêle. Alors que dans un intérieur bien clos, ces belles créatures en compagnie de ces jeunes garçons paraîtraient inconvenantes, elles ne choquent point ici, et, au milieu de cette nature en fête, elles n’éprouvent aucune gêne à être ainsi dévêtues. Leur jeunesse insoucieuse ne se réclame d’aucun temps déterminé, ni d’aucuns souvenirs, profanes ou sacrés, pas plus ceux d’un Paradis avant la faute, que ceux d’un Olympe sans turpitudes, et tout au plus pourrait-on rappeler à ce propos ceux de l’âge d’or, que Giorgione d’ailleurs a évoqués dans une autre toile (National Gallery), mais avec une donnée absolument différente. Ni dans la scène, ni dans le décor, en tout cas, on ne saurait voir un prélude à ces Jardins d’Amour que les écrivains du temps commençaient à célébrer avec une verve un peu factice et qui devaient exercer plus tard : le talent de maîtres tels que Rubens et Watteau. Nous sommes ici en plein pays des rêves, et avec un réalisme aussi puissant que