Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/826

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

proportionné à l’homme, et une population forte, à la fois élégante et calme dans ses allures, paraît en intime accord avec cette nature privilégiée. Le nom d’amorosa qu’on a souvent employé pour qualifier cette contrée revient de lui-même à l’esprit de ceux qui la parcourent ; ils devront oublier désormais l’indication donnée par Vasari, et répétée complaisamment ensuite par tous les biographes de Giorgione, que l’amour a tenu aussi une large place dans sa courte existence, et qu’il l’aurait même abrégée. C’est là une légende contredite par un document qu’a publié en 1888 M. Alessandro Luzio dans l’Archivio storico dell’arte : Giorgione est mort, en octobre ou en novembre 1510, de la peste qui désola, cette année, Venise, où elle fit 20 000 victimes, et il fut probablement enterré au lazaret de Poveglia, qui servit alors de sépulture à un grand nombre d’entre elles.

Toutes les beautés de ces paysages aimables, le maître les a exprimées avec autant de vérité que de poésie. On les retrouve déjà éparses dans quelques-unes de ses premières œuvres, dans le Saint Georges du musée Corsini, récemment découvert par M. Venturi ; dans l’Apollon et Daphné, du séminaire de Venise ; dans l’Orphée et Eurydice, du musée de Bergame ; dans le Salomon et le Moïse enfant, des Uffizi, et surtout dans cette Madone entourée de saint Libérale et de saint François qu’il peignit avant 1504 pour une des chapelles de la principale église de Castelfranco où elle se trouve encore, et qui témoigne de sa précoce maturité. Ce n’est pas que la composition en soit bien remarquable. Disposée en hauteur, elle est, en effet, divisée dans ce sens en trois parties à peu près égales : le sol couvert d’un dallage carrelé ; le soubassement du trône de la Vierge et le mur auquel il est adossé ; enfin le paysage, avec son point de vue pris de très haut, qui s’étend derrière ce trône. D’autre part, les deux Saints, l’un couvert de son armure, l’autre revêtu de sa robe de bure, placés symétriquement de chaque côté de la Vierge, forment avec elle un triangle allongé, et aucune de ces trois figures, tournées de face vers le spectateur, n’est reliée aux deux autres. Il y a loin de là, est-il besoin de le dire, au style et aux savantes ordonnances que les maîtres de l’Ombrie ont su donner à de pareilles compositions. Mais on oublie la gaucherie enfantine de cet arrangement, quand on considère Tarn pleur et la beauté de la peinture, la force et la délicatesse des colorations, l’harmonie gracieuse du paysage, qui ajoute tant de charme à cet