Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/771

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

essentielle pour mettre un raisonnement en forme, comme les lettres sont essentielles pour faire de l’algèbre.

Certains anthropoïdes sauvages cassent des rameaux et s’en servent pour chasser les mouches. Le gorille poursuivi par le chasseur brise une grosse branche et s’en fait un formidable bâton. Darwin a vu un jeune orang qui eut de lui-même l’idée de faire d’un bâton un levier. Une troupe de babouins, poursuivie par Brehm, se réfugia sur une hauteur et, de là, fit tomber sur l’agresseur une grêle de projectiles. Certains singes savent choisir les pierres les plus aiguës et s’en servir pour ouvrir les huîtres. Ils savent aussi se servir de pierres pour casser les noix. M. Romanes a vu un cebus apprendre tout seul, après bien des efforts, à dévisser et à revisser une vis, puis appliquer sa découverte à d’autres vis et devenir assez habile à cette opération. M. Romanes a appris à un singe la numération jusqu’à cinq : demandait-on au hasard deux, trois, quatre, cinq pailles, le singe présentait le nombre demandé. L’homme a des « concepts » et des signes de concepts, qui sont les noms ; la conception des qualités générales et les signes de valeur dénominative manquent à l’animal. Celui-ci, dit M. Romanes, n’a que des signes « dénotatifs, » c’est-à-dire s’appliquant à des objets particuliers, à des actes particuliers, à des qualités particulières. Quand un perroquet appelle un chien ouaou-ouaou (ce qui s’apprend aisément à un perroquet comme à un enfant), l’on peut dire en un sens qu’il nomme le chien ; mais, dit Romanes, il n’y a pas là « prédication » de caractères appartenant au chien. — Si fait, peut-on répondre, il y a là reconnaissance du caractère aboyant et de la voix appartenant au chien. — Mais « il n’y a pas énonciation d’un jugement à l’égard du chien. » — Il y a eut implicite jugement : voilà la bête qui fait ouaou-ouaou[1]. Le perroquet et l’enfant très jeune sont à peu près au même point. Si j’appelle un chien par son nom et que je lui donne un ordre, il comprend parfaitement mon langage ; donc il parle lui-même intérieurement dans son imagination ; donc, s’il avait le larynx fait comme moi, il pourrait lui-même prononcer son nom ou le mien et il ne se [2].

  1. Romanes, l’Intelligence des animaux. Paris, Alcan.
  2. Un perroquet, appartenant à une famille de ma connaissance, a l’habitude de dire, bonjour, monsieur, ou bonjour, madame, selon qu’il a affaire à un sexe ou à l’autre, sans se tromper jamais. Un jour, un prêtre en soutane s’approche ; le perroquet commence : bonjour, ma…, puis, devinant un autre sexe que le féminin, s’arrête décontenancé et muet.