Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/770

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grues se protègent d’une manière analogue ; les bandes de corneilles, grâce à la perspicacité et à la conscience de leurs gardes, ne se laissent presque jamais approcher[1]. M. Edwards a décrit les sociétés de corbeaux dont les colonies occupent, dans certains bois, une étendue considérable et dont les membres s’élèvent à plus de 200 000 individus. D’après Abbott, les corbeaux auraient vingt-sept manières de crier, chacune ayant un rapport certain avec une manière d’agir.

On rabaisse la moralité élémentaire des animaux en la réduisant à une sorte d’instinct automatique et aveugle, où l’intelligence n’aurait aucune part. L’animal est plus intelligent qu’on ne croit. On ne saurait même refuser aux animaux supérieurs un certain sens de la finalité et une certaine réflexion, qui sont des conditions élémentaires de la moralité. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire raconte qu’un chimpanzé, récemment arrivé au Jardin du Muséum, se suspendait à une corde portant un nœud dans sa longueur ; il voulut d’abord défaire ce nœud au-dessus de sa tête, tandis que son poids, tirant au-dessous, tendait à le serrer. Après quelques efforts, il remonta le long de la corde, au-dessus du nœud, et se tenant renversé, la tête et les bras en bas, il parvint à dénouer la corde en faisant passer dans le lacs le bout de la corde demeuré libre. M. Renouvier reconnaît qu’il y a là un talent de tirer des conclusions, mais objecte qu’il n’y a pas conception d’un syllogisme ou d’une suite de syllogismes. — Certes, répondrons-nous, le singe aurait été bien embarrassé de mettre son action sous forme syllogistique ; mais un membre de l’Académie des sciences, suspendu à une corde et ayant à la dénouer, pourrait être tout aussi embarrassé que le singe, s’il lui fallait n’agir qu’à la condition de mettre son action sous forme de syllogisme : — Tous les corps sont pesans ; or, j’ai un corps, donc mon corps est pesant ; un corps pesant suspendu au bout d’une corde nouée serre le nœud par sa pesanteur, or, mon corps est suspendu à une corde nouée, donc il serre le nœud par sa pesanteur ; un corps suspendu au-dessus du nœud d’une corde n’exerce plus de pression sur ce nœud, or, je nie suspends au-dessus de la corde, donc, je n’exerce plus de pesanteur sur le nœud, etc., etc. Un membre de l’Académie des sciences ne syllogise pas plus que le singe, quoiqu’il ait la parole, condition

  1. M. Houssay, Revue philosophique, mai 1893.