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sur l’instinct et admit « que les êtres animés offrent dans leur ensemble tous les degrés possibles de l’intelligence, depuis son absence complète jusqu’à celle dont les confidens du Très Haut, selon l’expression de Voltaire, doivent être jaloux[1]. »

M. Thauziès, colombophile bien connu, a cité dernièrement un curieux trait de mœurs qu’il avait observé dans son colombier. Un gros pigeon mâle, en travail de nid, volait et revolait, quêtant par les prés, cours et jardins du voisinage des fétus et des brindilles, qu’il venait déposer ensuite dans le coin par lui choisi. M. Thauziès remarqua qu’un second pigeon, aposté derrière un pilier, guettait les allées et venues de son congénère et, au fur et à mesure, dérobait clandestinement chaque brindille, pour la porter dans un autre coin où il construisait ainsi sans fatigue son propre nid. Le pigeon exploité donnait à chaque retour des signes de surprise, regardait autour de soi, cherchait en vain son bien disparu ; puis, à court d’expédiens, il recommençait. Après quelques instans de ce manège, il lui vint une idée. Il déposa dans l’emplacement toujours vide la brindille qu’il tenait ; puis, feignant de repartir, il alla se mettre en observation à quelques pas de là. Le voleur aussitôt d’accourir et de s’emparer du fétu. Le légitime propriétaire fondit sur lui et, du bec et de l’aile, lui administra une furieuse correction. L’autre ne se défendit que mollement et se sauva tout penaud. Peut-on, demande le naturaliste, méconnaître, chez le premier sujet, un sentiment très net du droit de propriété, chez le second, une conscience non moins nette de la violation de ce droit ?

Selon les naturalistes, dans un grand nombre d’espèces animales, l’indépendance de la conduite individuelle est limitée par la nécessité de faire concorder sa conduite avec celle des autres membres de la société[2]. Il semble bien que les divers membres ont la conscience plus ou moins vague de cette limitation nécessaire en vue du groupe, de celle subordination du moi individuel à un moi collectif qui en est chez eux inséparable. Aussi l’intérêt personnel accepte-t-il un « retard » dans la compensation qui lui est due par autrui. Quand la compensation du service rendu subit un retard indéfini ou même devient irréalisable, il y a sacrifice, parfois de la vie, pour aider un autre. Les naturalistes citent des cas de ce genre chez les animaux. M. Houssay,

  1. Arago, Œuvres, partie II, p. 66.
  2. M. Houssay, Revue philosophique, mai 1893.