pourtant la conscience plus ou moins obscure d’une nécessité d’agir en vue d’un groupe dont la représentation est permanente et, dans le cas particulier, prend une apparence concrète. Le chien forme avec son maître une véritable société, où l’un des compagnons se sent inférieur à l’autre, gouverné par l’autre, et a la conscience plus ou moins nette d’une obligation envers le maître et l’ami. Aussi bien des faits peuvent-ils simuler et annoncer des tendances ou des actes qui, chez l’homme, auraient un caractère de moralité[1].
Arago racontait un jour à Ampère l’histoire du chien qui refusait de tourner la broche parce que ce n’était pas son tour, et qui n’y consentit que lorsque son compagnon eut accompli régulièrement l’opération : « Ne résulte-t-il pas de là, mon cher Ampère, que des chiens peuvent avoir le sentiment du juste et de l’injuste ? » Ce jour-là, dit Arago, Ampère modifia son opinion
- ↑ L’histoire du chien de Romanes est bien connue. Ce chien n’a jamais volé qu’une fois dans sa vie. « Un jour qu’il avait grand’faim, dit Romanes, il saisit une côtelette sur la table et l’emporta sous un canapé… J’avais été témoin de ce fait, mais je fis semblant de n’avoir rien vu, et le coupable resta plusieurs minutes sous le canapé, partagé entre le désir d’assouvir sa faim et le sentiment du devoir : ce dernier finit par triompher, et le chien vint déposer à mes pieds la côtelette qu’il avait dérobée. Cela fait, il retourna se cacher sous le canapé, d’où aucun appel ne put le faire sortir. En vain je lui passai doucement la main sur la tête, cette caresse n’eut pour effet que de lui faire détourner le visage d’un air de contrition vraiment comique. » Ce qui donne une valeur toute particulière à cet exemple, conclut Romanes, c’est que le chien en question n’avait jamais été battu, de sorte que ce ne peut être la crainte du châtiment corporel qui le fit agir.
J’ai moi-même à Menton deux beaux chiens des Pyrénées fort intelligens, capables de réflexion et de calcul. Le sentiment de la propriété est développé au plus haut point chez tous les deux et chacun se bat avec acharnement pour défendre contre l’autre son écuelle de soupe. Mais les ruses pour voler autrui sont nombreuses et caractéristiques. L’un des chiens, sachant que sa compagne ne résiste jamais au désir d’aboyer et de faire tapage quand des chevaux passent, fait semblant d’entendre au loin quelque chose d’insolite, se précipite en aboyant, entraîne après lui la chienne, se laisse devancer par elle, puis, la plantant là, retourne en arrière et se hâte de manger la soupe. L’autre revient furieuse et lui administre une correction, mais se laisse bientôt reprendre au même tour. Si je surprends le chien en train de voler sa compagne et que je le gronde, il baisse le nez d’un air contrit. Il a bien conscience de voler, mais la gourmandise est plus forte. Comme il s’agit d’un bon tour fait à un compagnon, le remords semble nul ; s’il s’agissait de voler le maître, qui apparaît nettement au chien comme un supérieur, faisant la loi et ayant droit à l’obéissance, il est probable qu’une sorte de pré-remords se produirait.
Franklin raconte qu’un terre-neuve et un mâtin se livraient un combat furieux sur la jetée de Bonahhadee ; ils tombent ensemble à la mer ; le mâtin, mauvais nageur, manque de se noyer ; mais le terre-neuve, oubliant sa colère et rappelé à ses instincts de sauveteur par le contact de l’eau, saisit le mâtin en péril et le ramène au rivage. (Franklin, Vie des animaux, t. I, p. 180.)