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comprend donc naturellement cet amour (dans des limites définies, bien entendu). Une action pour autrui n’est possible que un ou plusieurs moi sont fondus en un seul. Nous voyons donc la conscience psychologique se changer, même chez les animaux, en une sorte de conscience morale, parce qu’elle y devient une conscience sociale. La volonté suit la même évolution et s’élève au dévouement plus ou moins spontané. L’attachement jusqu’à la mort serait impossible chez les animaux, « si le moi de chacun n’embrassait véritablement celui de tous les autres, si le sentiment que chacun a de lui-même n’était dominé par le sentiment qu’il a de la communauté[1]. » Ce qui revient à dire que l’idée-force de la communauté, avec le sentiment et la tendance à la réalisation qui en sont inséparables, finit par dominer l’idée-force de l’individu. La doctrine des idées-forces nous semble le meilleur correctif du darwinisme.

Innombrables sont les exemples de ce que peut produire l’idée-force d’autrui chez les animaux. L’autruche même, en dépit de son apparence stupide, a assez de cœur, dit Romanes, pour mourir d’amour, comme le prouve la mort d’un mâle du Jardin des Plantes qui avait perdu sa femelle. Ces cas s’expliquent par une fusion de représentations mutuelles assez complète pour que l’idée d’un compagnon fasse partie intégrante de la conscience qu’un autre compagnon a de lui-même : c’est un moi à deux, et le second moi devient plus essentiel au premier qu’un des membres de son corps : l’un ne peut donc vivre sans l’autre.

La lutte mutuelle des représentations, ainsi que des impulsions qui les accompagnent, est visible chez les animaux. L’idée-force ou, plus exactement, l’image-force de l’acte sympathique et social se trouve en conflit avec celle de l’acte égoïste et peut prendre ainsi, même chez l’animal, la forme impérative. Ce n’est pas une impulsion toujours irrésistible, car l’animal lui résiste parfois et, en tout cas, peut donner le spectacle d’une hésitation. Il y a donc là comme une préfiguration de ce qui, chez un être raisonnable, prendra la forme du devoir. Il se produit une opposition plus ou moins consciente entre deux représentations impulsives dont les objets diffèrent en généralité. Ce n’est pas encore, assurément, « l’universalité » dont parle Kant, l’animal n’ayant pas la faculté d’abstraire et de généraliser ; c’est

  1. M. Espinas, les Sociétés animales.