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pas ainsi « présens à la pensée les uns des autres, » ils ne vivraient pas agglomérés ; « l’idée, dit M. Espinas, est la force qui tient unis ces élémens épars. » « Une société, ajoute-t-il, est une conscience vivante ou un organisme d’idées. » La société même la plus humble « ressemble plus à la conscience qu’à toute autre chose. » Des êtres vivans peuvent s’unir sans y être contraints, comme ils y sont dans la famille, par les insuffisances mutuelles de leurs organismes, mais à une condition, « c’est que les êtres ainsi unis soient de même espèce ou d’espèces voisines, c’est-à-dire puissent reconnaître et embrasser en autrui leur propre image, et jouir d’eux-mêmes en la contemplant. » Telle est la plus durable et la plus étendue des barrières opposées à la concurrence vitale. Elle est fondée encore, sans doute, sur l’amour de soi, mais plutôt sur l’amour de sa propre idée que sur l’amour de son organisme, bien que les avantages qui en résultent ne manquent pas de la consolider. Mais s’aimer dans son image, « c’est aimer tous ceux qui la reproduisent, tous ceux du moins en qui on peut la reconnaître. » Tous les membres de la peuplade font donc partie du moi de chacun, ou plutôt il n’y a pas de moi distinct pour eux, il n’y a qu’un nous[1].

La « conscience de l’espèce, » proposée par M. Giddings comme base de la sociologie et aussi de la morale, n’est qu’une faible expression et une vague généralisation de cette reconnaissance de soi dans autrui. Depuis longtemps, Hegel avait assigné à la connaissance d’autrui sa place légitime dans le développement de la conscience de soi ; il déterminait du même coup le rôle nécessaire des relations sociales dans l’évolution de l’esprit individuel.

Avec le développement de l’idée-force du groupe, on voit se développer aussi l’impulsion à agir comme le groupe et pour le groupe. Selon le principe spinoziste, être et vouloir persévérer dans son être ne font qu’un. D’où l’on peut conclure avec raison que « être collectivement et vouloir persévérer dans son existence collective, vouloir en un mot le bien de la société, ne font également qu’un seul et même acte. » L’amour de soi, dit encore M. Espinas, loin d’être exclusif de l’amour des autres,

  1. Ce qui est vrai de la peuplade est encore bien plus vrai de la nation ; la patrie n’est donc pas plus une « convention » que la famille, malgré les théories d’un certain socialisme, qui n’est assurément pas « scientifique. » Nous ne nions point pour cela la progressive subordination des patries à l’humanité.