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un lien volontaire, dont l’idéal est ce que nous avons appelé un « organisme contractuel. » M. Espinas a donné maint exemple, chez les animaux, de cette réciprocité habituelle de services, entre activités plus ou moins indépendantes, qui est la caractéristique de la vie sociale[1]. La permanence n’est même pas nécessaire pour les formes inférieures : il y a certaines sociétés temporaires qui diffèrent totalement de ces agrégats hétérogènes, fortuits, momentanés, qu’on nomme les foules. Réciprocité, dit M. Ribot[2], et solidarité, telles sont les deux seules conditions fondamentales. Le « parasitisme, » où il n’y a pas de réciprocité, n’est qu’une forme mitigée de la lutte pour la vie ; lutte qui est précisément, pourrait-on ajouter, insociabilité, non sociabilité. Le « commensalisme, » où les animaux se réunissent pour manger, ne comporte aucune action nuisible, mais n’implique non plus aucun service : il n’est pas encore une vraie société. Le propre de la société véritable, dit avec raison M. Espinas, est de procurer à tous ceux qui la contractent un perfectionnement réciproque.

Ces diverses lois se vérifient d’abord dans la famille. Considérez des formes inférieures de la vie animale, par exemple les poissons qui peuplent la mer. Il y a des espèces qui ne prennent aucun soin de leur progéniture ; dès lors, elles sont obligées, pour se maintenir, à une fécondité énorme et à un excès de dépense génératrice ; en outre, les petits, abandonnés à eux-mêmes, sont plus exposés à la mort et moins capables de progrès : ils n’ont pas le temps de recevoir aucune éducation ni de développer leur intelligence. Aussitôt nés, il faut qu’ils se suffisent à eux-mêmes comme s’ils étaient déjà grands. Au contraire, quand le poisson prend soin de sa progéniture, la dépense génératrice devient beaucoup moindre ; un nombre de petits moins considérable suffit pour assurer la préservation de la race, et les petits ont le temps de développer davantage leur intelligence. Le même raisonnement s’applique aux animaux supérieurs : plus ils sont haut dans l’échelle, plus ils ont l’amour familial développé. Le soin des enfans produit donc le progrès de deux manières : 1° en amoindrissant, chez les parens, le drainage qu’entraîne la reproduction ; 2° en assurant aux jeunes une plus longue enfance, pendant laquelle les facultés mentales

  1. M. Espinas, les Sociétés animales.
  2. Psychologie des sentimens. Paris, Alcan, 1896.