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humaine. C’est le sens même de l’existence, et dans l’ordre individuel et dans l’ordre social, qui est ici en cause : il s’agit de savoir si la vraie loi de nature, avec laquelle les lois sociales et morales ne sauraient être en antinomie absolue et irrémédiable, est la lutte pour la vie ou l’accord dans la vie, — accord qui, chez les êtres raisonnables, peut avoir pour objet quelque chose de supérieur à la vie même.


I

Au XIXe siècle, deux théories biologiques ont principalement exercé leur influence jusque dans l’ordre moral : celle de Bichat, reprise par Schopenhauer, et surtout celle de Darwin. « Les observations de Bichat et les miennes, disait Schopenhauer, se corroborent mutuellement ; les siennes sont le commentaire physiologique des miennes ; les miennes sont le commentaire philosophique des siennes. Les unes et les autres sont le mieux comprises quand on les lit ensemble. » Quelle était donc l’idée fondamentale de Bichat ? C’est que l’organisme contient deux systèmes d’organes radicalement distincts, chacun ayant sa forme de vie différente. Considérez ensemble les organes internes, — estomac, ventre, foie, cœur, organes sexuels, etc., — voilà le domaine de ce que Bichat appelle la « vie organique, » siège des passions et appétits. Les organes extérieurs, — cerveau, sens, muscles volontaires, — voilà le domaine de la vie animale et des relations extérieures. Or, selon Bichat et selon Schopenhauer, cette seconde vie n’existerait que pour fournir aux besoins et appétits de la première, seule fondamentale. Et ces appétits, à leur tour, auraient pour unique fin la préservation de la vie individuelle et de la vie spécifique. C’est, selon le langage de la biologie, la subordination des organes de « l’ectoderme » à ceux de « l’endoderme. » Ainsi, en définitive, la faim et l’amour seraient essentiellement égoïstes ; l’amour même, sous sa forme première, ne serait qu’un besoin analogue à celui de la faim. Sur cette base de l’égoïsme physiologique, Schopenhauer essaiera sans doute d’élever la « pitié, » en la justifiant par des raisons de haute métaphysique ; mais la substance vivante demeurera toujours à ses yeux (comme à ceux de son disciple Nietzsche) radicalement égoïste et, au fond, impitoyable. Puis viendront les darwinistes, qui représenteront à leur tour la lutte pour la vie