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Les circonstances, il les jugeait pour ce qu’elles étaient, convaincu que, s’il reculait d’un pas il serait, du même coup, envahi par l’Europe et renié par la France. Sa suprématie en Europe et sa popularité en France lui semblaient indissolublement liées. Son génie n’était point d’attendre les événemens qu’il redoutait. Son art était de les prévenir. La politique de la France dans la Révolution qui l’avait suscité, qui avait fait sa gloire et qui demeurait sa raison d’être l’affrontait inexorablement à l’Angleterre. C’est ainsi que, pour conserver la paix formidable, il fut amené à pratiquer, comme Louis XIV, la paix envahissante. « Exagérer est la loi et le malheur de l’esprit de l’homme : il faut dépasser le but pour l’atteindre, » a dit un philosophe[1]. « Pour l’empereur, a dit un soldat, le maximum des conséquences suivait toujours les événemens[2]. »


V

La manière dont la paix fut accueillie à Londres ne laissa aucune illusion sur ce point fondamental : il fallait que la paix d’Amiens rapportât à l’Angleterre tous les profits de négoce qu’elle en attendait, sinon, à bref délai, ce serait la guerre. Tout est récriminations contre le ministère, réclamations contre le traité, contre les vides qu’il présente. C’est une grille par où s’échappera la suprématie maritime, industrielle, coloniale de l’Angleterre. Les ministres sont persuadés que Bonaparte recommencera la guerre dès que sa marine, celle de l’Espagne et celle de la Hollande seront en mesure. Bonaparte n’a traité que pour gagner du temps ; ils ne cherchent, à leur tour, qu’à gagner le temps de le prévenir, le temps de recommencer le manège des diversions continentales, le temps que l’Autriche se réveille, que la Russie revienne à ses vrais intérêts et à sa tradition : l’alliance commerciale et politique avec l’Angleterre. En attendant, pour apaiser l’opinion, Hawkesbury essaie d’amorcer une négociation de commerce. Il n’y croit plus guère. « Je vous ai parlé quelquefois, disait-il à Otto[3], non d’un traité de commerce, chose impossible, mais de quelques relations partielles de commerce à établir entre les deux nations. Ce n’est pas pour ouvrir

  1. Taine, Essai sur Tite-Live, Voyez Sainte-Beuve, Lundis, t. XII, article sur Taine.
  2. Castellane, Mémoires.
  3. Rapport d’Otto, 10 avril 1802.