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IV

La paix générale est conclue. C’est la splendeur de la République ; mais ce n’est qu’un spectacle de théâtre et tout d’illusion. Parce que l’attention du lecteur d’histoire a ses limites et qu’elle aime à se fixer sur quelque belle image, parce que nombre d’historiens ont fermé leur livre à cette page et mis au bas le mot fin, on se figure que l’histoire s’arrête aussi et que quelque chose s’est achevé ce jour-là qui, couronnant l’édifice, pouvait et devait subsister. Illusion aussi vaine que celle du machiniste qui, pour tirer le cordon et baisser le rideau qui voile la scène, s’imaginerait avoir amené le dénouement de la pièce. La tradition part de haut. « A Amiens, disait plus tard Napoléon, je croyais, de très bonne foi, le sort de la France et le mien fixés… J’allais me dévouer uniquement à l’administration de la France, et je crois que j’eusse enfanté des prodiges. J’eusse fait la conquête morale de l’Europe, comme j’ai été sur le point de l’accomplir par les armes… » Il le disait à Sainte-Hélène, où il recommençait les batailles perdues, Leipzig et Waterloo, les regagnait et recréait sa vie dans ses rêves de proscrit. Ainsi le peuple, éternel rêveur et inventeur de sa propre légende, imagine, dans le passé, son histoire telle qu’il l’aurait voulue, pliant à un désir ses propres destinées, dépouillant ses propres passions qu’il ne comprend plus, et bordant ses chemins de décors en carton, comme on faisait pour la grande Catherine lorsqu’elle s’en allait à la découverte des pays conquis par Potemkine.

Certes, l’heure était belle et radieuse, mais, si c’était un motif pour désirer qu’elle durât, ce n’était pas de quoi suspendre la marche de la nature et renouveler le miracle de Josué. De ce que la guerre avait été extraordinaire, il ne s’ensuivait point que la paix le dût être aussi. Le traité d’Amiens a été, comme beaucoup d’autres, une œuvre précaire, édifice d’argile sur le sable mouvant. Pour le juger, il faut le replacer dans sa perspective, dans l’entre-deux de ses causes et de ses conséquences, qui ne furent que la continuation de ses causes. Ce n’est qu’un passage dans l’histoire de France, un degré île progrès des affaires qui ne fut atteint que pour un instant. Il suffit d’avoir suivi les négociations pour discerner comment cette paix se rompit.

A vrai dire, la guerre se continue dans les négociations.