Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/727

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LA PAIX D’AMIENS

II[1]
COMMENT LA PAIX FUT SIGNÉE


I

Bonaparte, naturellement, confia la négociation à son frère Joseph, le grand signataire du Consulat. Joseph daigna l’accepter, s’estimant néanmoins supérieur à la tâche, comme il s’estimait supérieur à son frère, par le mérite autant que par la naissance. Nulle dignité, le Consulat même, ne pouvait atteindre à la hauteur de sa modestie ni déconcerter son désintéressement. Sa fortune, d’ailleurs, se mesurait à l’étendue de sa philosophie : il possédait à Mortefontaine un domaine superbe qu’il arrondissait tous les jours[2] ; à Paris, dans le faubourg Saint-Honoré, un hôtel somptueux : au fond, la vanité sournoise et cauteleuse d’un petit esprit de parvenu, qui ne se trouve jamais en sa place, se met au-dessus de tous les emplois et s’accommode de ce feint détachement pour accepter tous les postes, décliner toutes les obligations et se débarrasser de toutes les responsabilités. Déjà il proposait ou faisait proposer par ses affidés, en contraste à l’autocratie envahissante de son frère, un libéralisme bénin et équivoque, donnant à entendre que, si quelque aventure, la mort du Consul par la guerre, par l’assassinat ou tout simplement par l’abus et usure de la vie, l’amenait à assumer le pouvoir suprême, il laisserait flotter les

  1. Voyez la Revue du 1er août.
  2. Frédéric Masson : Napoléon et ses frères, t. I, ch. VII. — T. II, ch. VIII.