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goût pour admirer Meschinot sans réserve. L’auteur des Lunettes se flattait de faire des vers qui pouvaient se lire de trente-deux manières différentes. M. de la Borderie avait trouvé qu’avec un peu de patience, cet exercice pouvait être multiplié deux cent cinquante-quatre fois[1], ce qui évidemment n’est point banal, mais je crois bien qu’à tout prendre, le principal titre de Meschinot à ses yeux, c’était d’avoir ouvert la liste des poètes bretons et d’y avoir figure longtemps tout seul. C’est en effet une remarque à faire que, dans ce pays de Bretagne qui a donné naissance à la fée Mélusine et à Merlin l’Enchanteur, la source de poésie, — je parle ici de l’art des vers, — n’a vraiment commencé de jaillir que sous les pas de Brizeux. Encore ne suis-je pas sûr que Brizeux eût fait Marie, Primel et Nola et les Bretons si Chateaubriand ne lui avait ouvert la voie. Les plus grands poètes de la Bretagne ont été des prosateurs. Les autres, jusqu’en 1830, c’est-à-dire jusqu’à Brizeux, sont tout au plus dignes d’être classés parmi les Poetæ minores. Tel ce charmant Des Forges-Maillard, dont M. de la Borderie publia, il y a quelque quinze ans, des Rimes croisicaises inédites et des Lettres nouvelles.

« Imagination mobile et impressionnable, esprit éveillé, alerte, fin et gai, cœur excellent, il eut au plus haut degré le culte de l’honneur, le sentiment de la famille. Très porté à l’amitié, mais éprouvé par des déceptions cruelles, il était devenu sur ce point défiant, soupçonneux, presque sceptique. Aussi dit-il, en parlant des amitiés banales auxquelles il ne croyait plus :


… Aussi j’ai fait une liasse
Des lettres, des billets de tout ce monde-là.
Et pour inscription sur cette paperasse.
Dans ma mauvaise humeur, j’ai mis : A qui lira :
Lettres de faux amis, trompeurs et cætera.


Ame fière et sérieuse, il refusait ses hommages aux idoles du rang, du sang et de l’argent, et les réservait pour le courage, le talent et la vertu. Malgré la modestie de sa fortune, il était souverainement jaloux de son indépendance ; c’est là une vertu bretonne, il la professa avec une rare énergie. On ne s’attendrait guère, par exemple, dans une pièce adressée à une duchesse, amie du duc d’Aiguillon, à lire ce qui suit :

  1. Cf. Bibliothèque de l’École des Chartes, 1895, p. 627.