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d’inconvéniens, et par l’ancienneté et l’universalité de cet usage. » Cette apologie de la torture nous paraît aujourd’hui monstrueuse ? Mais qu’on y fasse bien attention ! Supposons qu’au lieu de la « torture, » il s’agisse de « l’esclavage ; » et, jusque de nos jours, serons-nous embarrassés de nommer des « intellectuels » qui n’en repousseraient pas l’idée, des Prévost-Paradol, des Renan, des Nietzsche, d’autres encore, tous ceux qui croient, dans le fond de leur cœur, que la foule n’est faite que pour servir de marchepied à l’élite : humanum paucis vivit genus ? Prenez encore les lois qui régissent la condition de la femme, le mariage, la famille, le régime de la propriété. Vous ne trouverez guère ni de temps ni de peuple où, si l’on ne les considère que du point de vue de l’utilité sociale, on ne les ait considérées et, à ce titre même, comme « intangibles. » Elles sont le fondement de l’ordre social, qui est censé reposer sur elles comme sur sa pierre d’angle. Proposer de les modifier, c’est s’exposer au reproche de conjuration contre le bien de l’Etat. Les lois même « économiques » participent de ce respect superstitieux. On est un « mauvais citoyen » pour peu que l’on essaie d’en montrer l’injustice ; et un esprit public se forme dont on pourrait dire, en vérité, que la vraie morale est la pire ennemie, puisqu’en effet son objet, à elle, n’est que d’améliorer ou de perfectionner, en les rapprochant de leur principe éternel, des institutions toujours imparfaites, et des lois toujours inspirées de la circonstance et de l’opportunité.

Oserons-nous dire à ce propos que, si ce n’est pas ici la seule explication que l’on puisse donner de la diffusion des doctrines socialistes en notre temps, c’en est bien une, et non pas la moindre ? Le socialisme, en un certain sens, n’est qu’une protestation de l’éternelle morale contre le plat utilitarisme du XVIIIe siècle ; et la pire erreur que l’on pourrait commettre aujourd’hui, la plus grosse de dangers pour l’avenir, serait de ne voir en lui qu’un déchaînement d’appétits vulgaires ou de passions haineuses. Je ne nie pas qu’il soit cela ! Mais je dis qu’il est autre chose. Il n’est que cela, — et même moins que cela, — pour la plupart de ceux qui s’en font un instrument de fortune politique. Mais il est autre chose, dans l’âme confuse, indistincte et tumultueuse, des foules qui les suivent. N’essayons pas d’en préciser le « programme : » nous ne réussirions, dans le plan de la présente étude, qu’à brouiller toutes les idées. Il y a bien des