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nos « programmes d’enseignement, » qu’on s’empresse donc de bouleverser. — S’il y a des pauvres parmi nous, aucun d’eux n’est la victime ou pour mieux dire la créature de sa propre imprévoyance, ni de sa prodigalité, ni de son incapacité, mais ce sont « les lois sociales » qui ne sont pas bonnes, et qu’il faut donc que l’on refonde, puisqu’elles l’ont empêché de faire fortune. — Si quelques « honnêtes gens » se sont laissé prendre aux filets de quelque gigantesque entreprise financière, ils n’en accusent jamais leur sottise, ou leur esprit de lucre et de cupidité, mais c’est le gouvernement qui ne les a pas avertis, et c’est de lui qu’ils attendent, par une protection plus efficace, des gains qui les consolent de leurs pertes. — Si nous sommes quelquefois malades, et même si nous mourons, ce n’est pas que nous soyons d’une petite santé, ni que nous ayons négligé quelque précaution, commis quelque excès ou quelque imprudence, mais nous ne connaissons pas assez les lois de « l’hygiène sociale, » et nous demandons à l’État de nous les enseigner. — Sur quoi je ne prétends assurément ni qu’il n’y ait pas d’« hygiène sociale, » ni que toutes les lois soient bien faites ! Je dis seulement qu’en nous déshabituant de chercher en nous-mêmes la cause de nos misères et de l’y trouver, nous nous déshabituons du sentiment de la responsabilité. Plus de contrainte ni d’effort ! Notre rôle à chacun n’est que de travailler au « développement de toutes nos puissances ! » Aucun besoin de distinguer entre elles ! C’est la loi qui s’en charge, la loi politique et sociale. Mais c’est ainsi que, perdant de vue son véritable objet, qui est sans doute la formation du caractère, l’éducation de la volonté n’aboutit finalement qu’au pire individualisme ; et, de la théorie de l’utilité sociale s’engendre en chacun de nous, par une étrange contradiction, la doctrine de la souveraineté du Moi.

En veut-on voir un bien curieux exemple ? Il est d’hier, et je l’emprunte à une discussion récente entre professeurs, sur ce que doit être « l’instruction civique » dans nos écoles et dans nos lycées. Quelqu’un avait insinué que peut-être, avant d’enseigner leurs « droits » à des enfans de douze ou quinze ans, serait-il sage de leur enseigner leurs « devoirs. » Quelle erreur ! lui a-t-on répondu. « En réalité, le devoir est la conséquence du droit ; c’est à inspecter le droit d’autrui que consiste le devoir ; c’est en apprenant à connaître son droit qu’on apprend à connaître et à respecter ceux des autres. » Je connaissais déjà cette autre