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quelque homme d’État n’ait opposé la nécessité publique aux revendications de la morale.

Ce n’est pas seulement le principe de la morale que l’on ébranle, ou que l’on nie, quand on le subordonne à l’« utilité sociale, » c’est encore l’éducation de la volonté que l’on fausse, en la détournant de son principal objet. Prenons ici la volonté telle que l’entendent les déterministes, et supposons avec eux qu’il ne s’agisse, dans l’éducation, que de substituer, à des mobiles instinctifs, des motifs raisonnes d’action. Encore faut-il dire quels seront ces motifs, et, pour ainsi parler, de quelle source on les dérivera. On ne dresse pas, — puisque dressage il y a, — tous les chevaux ou tous les chiens de la même manière, et la manière de les dresser dépend du genre ou de la nature des services qu’on en prétend tirer. Faisons encore une concession, et, quand on nous dit, comme aujourd’hui, que l’objet de l’éducation est de former des « citoyens, » admettons que l’on soit parfaitement sincère. En fait, on ne songe guère à former que des électeurs ou des fonctionnaires : admettons cependant qu’on ne l’ait pas voulu ; qu’on les ait formés et disciplinés, comme sans le savoir ; et qu’on ne se soit proposé d’élever que des « citoyens. » Une conséquence en est résultée qui est, depuis tantôt cent cinquante ans, que l’on est « citoyen, » pour ainsi dire, avant d’être « homme ; » et, si c’est une autre manière de subordonner la question morale à la question sociale, voici l’un des effets que nous en pouvons voir.

Il n’est presque personne aujourd’hui qui n’impute au vice des institutions ce qu’en d’autres temps il eût considéré comme son erreur ou sa faute personnelle ; et tout le monde est en quelque sorte regardé par nous comme responsable et comme coupable de notre malheur ou de notre insuccès, excepté nous. Les exemples en abonderaient ! Nous faisons bien tout ce que nous faisons, et nous sommes toujours tout ce que nous devons être. — Si deux époux n’ont pas réussi à s’entendre en ménage, aucun d’eux ne s’en prend à lui-même, ni toujours à l’autre, mais à l’institution du mariage, qu’il déclare ; mal faite, et qu’il demande qu’on refasse pour lui. — Si des étrangers s’implantent dans nos colonies, et si nous sommes encombrés chez nous de non-valeurs intellectuelles, la faute n’est pas à notre amour un peu paresseux du coin de terre natal, ou au dévergondage de nos ambitions, mais à notre système d’instruction publique et à