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a omis de le faire, et, au contraire, on s’est efforcé de montrer que la philosophie du XVIIIe siècle était fille, et fille légitime, de l’esprit classique. Reconnaissons donc, en ce cas, que jamais fille ne ressembla moins à son père. De quelque manière que l’on définisse l’esprit classique, et que ce soit par le tour oratoire de ses œuvres, ou par son goût des idées générales ; quelque trait que l’on en choisisse pour le caractériser, — respect de la tradition ou défiance de ses propres forces, acceptation de la coutume, superstition de l’antiquité, — vous n’en trouverez presque pas un qui convienne aux philosophes du XVIIIe siècle. Leur originalité ne se manifeste que dans la mesure où ils se séparent de l’esprit classique pour s’en porter les adversaires. Mais la séparation n’est nulle part plus profonde, ou l’opposition plus manifeste que, précisément, dans la manière dont l’esprit classique et la philosophie du XVIIIe siècle ont conçu les rapports du « moral » et du « social. »

Si chacun de nous, dans la condition où le sort l’a placé, dans la sphère de son action naturelle, individuelle, familiale, professionnelle, ne se soucie d’abord et principalement que de faire tout son devoir, le « perfectionnement de la vie civile » en résultera de fait : voilà l’enseignement du XVIIe siècle et de l’esprit classique ; voilà ce qu’ont enseigné non seulement les Bossuet et les Bourdaloue dans leurs Sermons, mais un Molière même dans ses comédies, et un La Fontaine dans ses Fables. Mais, inversement, qu’aucun progrès ne se réalisera, si chacun de nous, plus soucieux de ses droits que de ses devoirs, et plus curieux de critiquer la conduite des autres que de diriger la sienne, ne commence par appliquer ses loisirs, et bientôt son activité tout entière, à refondre pour sa part une morale dont les lois ne sont qu’une inutile contrainte, tel est l’enseignement du XVIIIe siècle, et telle est bien la prédication, non seulement d’un Helvétius ou d’un Condorcet, mais d’un Diderot, d’un Rousseau, d’un Voltaire : je crains qu’on ne puisse ajouter d’un Montesquieu même. Je sais bien qu’il a écrit : « Si je pouvais faire en sorte que tout le monde ait de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois…, je me croirais le plus heureux des mortels. » On ne voit pas toutefois qu’il y ait réussi, et la manière qu’il en a choisie n’était certes pas la meilleure. Autant ou plus qu’un autre, son livre a propagé l’erreur que nous essayons de définir et de préciser. Il s’agit maintenant, et après