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enseignemens ou les révélations de la raison, dans la mesure où chacun de nous s’en trouve être capable, sont les mêmes pour tous les hommes. Ou, en d’autres termes, la géométrie d’Euclide ne saurait différer d’un homme à un autre homme, mais il y a des hommes qui n’entendent rien à la géométrie d’Euclide ; et il y en a bien plus encore qui n’en soupçonnent pas l’existence.

L’erreur de Voltaire, et du rationalisme, est de n’avoir pas voulu prendre parti entre les deux interprétations. « La multitude des bêtes brutes appelées hommes, — lisons-nous dans l’article Homme du Dictionnaire philosophique, — comparée avec le petit nombre de ceux qui pensent, est au moins dans la proportion de cent à un chez beaucoup de nations ; » et Voltaire en conclut qu’il faut répandre les lumières, mais il lui paraît « essentiel » qu’il y ait tout de même des « gueux ignorans. » Il sait parfaitement que les hommes diffèrent ; et « il appert, dit-il, par la comparaison du premier code chinois et du code hébraïque, que les lois suivent assez les mœurs des gens qui les ont faites. Si les vautours et les pigeons avaient des lois, elles seraient sans doute différentes. » Mais il n’en conclut pas moins « qu’il n’y a aucun bon code dans aucun pays. » Et, la raison en étant évidente, qui est « que les lois ont été faites à mesure, selon les temps, les lieux, les besoins, » il propose donc d’en faire d’autres, qui ne tiendront compte, précisément, ni des besoins, ni des temps, ni des lieux, ni des « mœurs, » mais uniquement de la raison. C’est qu’en effet la préoccupation sociale domine en lui toutes les autres : j’entends du moins quand il écrit. Si peu d’estime littéraire qu’il ait pour Helvétius, et quelque haine qu’il entretienne, le mot n’est pas trop fort, pour toutes les idées de Rousseau, parce qu’elles sont les idées de Rousseau, l’erreur commune est la plus forte, et son langage finit par devenir identique au leur. Les motifs ou les « considérans » diffèrent ; le « dispositif » des conclusions est le même. « On ne peut trop répéter que tous les dogmes sont différens et que la morale est la même chez tous les hommes qui font usage de leur raison. » Quel est donc le problème, sinon de pénétrer de raison, pour ainsi dire, toutes les institutions politiques, civiles, religieuses ? et, encore une fois, puisque c’est l’affaire des lois, qui sont l’affaire du gouvernement, la question morale est donc une question sociale.

On remarquera, là-dessus, que, comme elle se retrouve au fond de toutes les autres, c’est encore et toujours cette erreur