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On commet donc une première erreur, quand on enseigne avec Diderot « qu’il existait un homme naturel, au dedans duquel on a introduit un homme artificiel, » et de là « une guerre civile qui dure toute la vie. » Où est cet homme naturel ? En quel pays, ou en quel temps a-t-il vécu ? L’homme universel n’est qu’une abstraction des logiciens : l’homme de la nature n’est peut-être qu’une invention du libertinage. Mais, quand là-dessus on accuse « toutes les institutions civiles, politiques et religieuses, » d’avoir déchaîné cette guerre civile, si c’est une seconde erreur, on voit qu’elle revient, par un nouveau détour, à celle que nous essayons de mettre en lumière. Économique, si je puis ainsi dire, ou morale, toute notre misère, à en croire Diderot, ne procède que des institutions : « Examinez-les profondément et, je me trompe fort, ou vous y verrez l’espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug qu’une poignée de fripons se promettait de lui imposer. » Qu’est-ce à dire, sinon que nous ne sommes mauvais que de ce que la civilisation a fait pour nous « moraliser ? » Renversons donc l’ordre accoutumé. Puisque ce sont les lois, toutes les lois, « politiques, civiles et religieuses, » qui nous ont fait ce que nous sommes, instituons d’autres lois, « qui ne seront que renonciation de la loi de nature. » Les moralistes sont les vrais corrupteurs de l’homme et de la société. Rétablissons contre eux l’homme naturel dans ses droits, lesquels n’ont de limite que dans les droits de la société. Il n’y a pas de questions morales, il n’y a que des questions sociales. Tel est le résultat où aboutit la combinaison de l’idée de la bonté de la nature avec celle du pouvoir du législateur ; et ainsi, ce qui n’était qu’une théorie, je le répète, presque métaphysique, — ou, dans la pensée de ceux qui l’ont professée les premiers, tout simplement antireligieuse, antichrétienne, renouvelée de l’antiquité pour faire échec à la doctrine du péché originel, — aboutit, comme le paradoxe de « la toute-puissance de l’éducation, » à une refonte entière de la morale par le moyen de la sociologie.

C’est d’une autre manière que l’idée se combine, dans l’esprit de Voltaire, avec sa théorie de l’« universalité de la raison. » Il y a, en effet, deux manières d’entendre l’universalité de la raison, dont la première consiste à croire, ou à feindre de croire, que l’étendue de la raison est la même en tous les hommes, en tous les temps, sous toutes les latitudes ; et rien n’est moins conforme à la plus simple observation. Mais ce qui est vrai, c’est que les