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Remarquons même qu’à cet égard leur influence est un bel exemple du pouvoir des idées obscures sur les esprits des hommes ! Ils ne savent pas toujours ce qu’ils disent, et on ne les en écoute pas moins. Mais demandez-leur s’il ne conviendrait pas de regarder nos actions, toutes nos actions, « comme indifférentes en elles-mêmes ? » s’il n’appartiendrait pas à l’État « de déterminer celles qui sont dignes d’estime ou de mépris ? » §i le privilège et la fonction du législateur ne serait pas de « fixer l’instant où chaque action cesse d’être vertueuse et devient vicieuse ? « Et leur réponse à tous sera la même. Oui, « la question morale est une question sociale ». Il n’y a pas de vertu ni de vice, mais des actions utiles ou avantageuses, et des actions nuisibles ou dommageables à la société. Sommes-nous bons ? sommes-nous méchans ? La raison et la nature sont-elles ou ne sont-elles pas les mêmes en chacun de nous ? Jusqu’où va le pouvoir de l’éducation ? Ce sont des questions intéressantes, sans aucun doute ; mais, à l’application, la vérité est que « nous sommes des espèces de singes que l’on peut dresser à la raison comme à la folie ; » et tout dépend donc finalement de la nature de ce « dressage. » Ils sont d’ailleurs également unanimes à enseigner qu’on y procédera du dehors, comme on fait pour l’espèce des chiens ou celle des chevaux. De l’ordre physique ou naturel on déduira « l’ordre social, » et, de « cet ordre social, » à son tour, dirons-nous que l’on déduira « l’ordre moral ? » non ! car on n’aura même pas besoin de le déduire ! Il résultera sans nous du fonctionnement de l’ordre social ; et les vertus, comme les prospérités, s’engendreront spontanément de sa seule réalisation : ce n’est même pas assez de dire « spontanément, » et il faut dire : « automatiquement. »

Ainsi définie, l’erreur n’est pas seulement l’erreur commune de tous nos philosophes, et de quelques-uns au moins de nos économistes ; elle est encore l’erreur intérieure, si je puis ainsi dire, qui corrompt ou qui vicie presque toutes leurs autres idées, en les exagérant d’abord en paradoxes, et de paradoxes en sophismes ; et, par exemple, c’est elle qu’on retrouve dans les théories de Voltaire sur « l’universalité de la raison ; » dans les déclamations de Diderot et de Rousseau sur « la bonté de la nature ; » ou dans le paradoxe d’Helvétius sur « la toute-puissance de l’éducation. »

Je ne pense pas que personne ait jamais sérieusement nié le pouvoir de l’éducation, et, quelque idée que l’on s’en forme,