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Une différence de nature entre les deux maîtres apparaît ici. Le génie de Hændel, éminemment vocal, se renferme volontiers entre les limites et dans la puissance de la voix. Bach, au contraire, on l’a très bien remarqué, « est parti de la musique instrumentale… Là sont ses racines profondes. Quand, plus tard, il s’est voué avec prédilection à la composition de grandes œuvres chorales, il n’a jamais consenti à abaisser les instrumens au rang de serviteurs ; c’est plutôt la voix qui est traitée en instrument, supérieur, il est vrai, aux autres, mais seulement comme un primus inter pares ; les formes mêmes de ses chœurs sont souvent empruntées à la musique instrumentale[1]. »

Que dire de l’harmonie de Bach, sinon qu’infiniment plus riche, plus délicate et plus divisée que celle de Hændel, elle pénètre aussi plus avant, touche le fond de notre substance et se répand « comme l’huile jusque dans la moelle des os[2] ? »

Enfin un dernier élément, qui manque chez Hændel et que Bach a fait sien ; une dernière source d’émotion personnelle ou subjective et d’intime beauté, c’est le choral. Qu’il succède à d’autres figures ; à d’autres mouvemens sonores, ou qu’il s’y associe ; que, dans le second cas, il se développe au-dessus ou bien au sein de la polyphonie ; qu’il en soit le sommet ou le centre, toujours il la rassemble et, pour ainsi dire, il la compose. Tantôt il suspend l’action et tantôt il la tempère. Il est une halte, un répit favorable à la méditation, à la fois le signal et le symbole du recueillement de l’âme et de sa rentrée en soi.

Dans la Passion selon saint Matthieu, nous l’observions plus haut, l’action est belle ; mais la réaction, le retour de l’auditeur ou du fidèle sur lui-même est plus admirable encore. C’est par l’exaltation et par la sanctification aussi du sens individuel que Bach est, je crois, le plus grand de tous les lyriques sacrés.

« Mes frères, je triomphe de joie, » s’écriait parfois Bossuet. Bach à chaque instant éprouve et nous communique cette joie triomphante. Rappelez-vous l’allure du fameux air de la Cantate pour le jour de la Pentecôte : « Mein glaübiges Herze, Froh locke, sing, scherze ! » Rappelez-vous l’Alleluia final de la Cantate pour tous les temps, et la Cantate : Wachet auf ! tout entière ; enfin, tant de vocalises, de sonneries et de fanfares, et tous les bondissemens, tous les hurlemens d’une sainte et vraiment divine allégresse.

  1. M. W. Cart, op. cit.
  2. Ps. CVIII, 18.