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rythmique et mélodique de l’un des épisodes les plus vivans et les plus populaires des Maîtres Chanteurs. D’un bout à l’autre de la Passion, la foule, et non seulement la foule d’aujourd’hui, celle des auditeurs ou des fidèles, mais celle des témoins ou des acteurs, celle d’autrefois, participe au drame. Elle y mêle ses mouvemens, dont la vivacité et la force n’ont d’égales que la justesse et la vérité. De cette action dramatique, et je dirais théâtrale, si le mot ne se prenait d’habitude en mauvaise part, les exemples abondent. C’est, pendant la Cène, après l’avertissement de Jésus : « L’un de vous me trahira, » la demande anxieuse des disciples : « Est-ce moi, Seigneur, est-ce moi ? » Plus loin, quand le Christ est arrêté par les soldats sous les oliviers du jardin, c’est la protestation, qui s’élève de toutes parts : « Laissez-le ! Ne le liez pas ! » Devant Caïphe et Pilate et jusque sur le Calvaire, à tout instant la multitude intervient. On a justement observé quelle « réalité terrible » donne la musique aux « cris de rage, » aux « longues clameurs, » aux « huées stupides et sinistres d’un peuple en colère. Et ces effets prodigieux, Bach les obtient aisément, sans jamais se départir des formes les plus rigoureuses. Les moyens employés sont de la plus grande simplicité. Le cri : « Barrabas ! » sur l’accord de septième diminuée, est plus effrayant que ne l’eût été un chœur développé. Si l’Evangile dit que les Juifs criaient encore plus fort : « Crucifiez-le ! » Bach se borne à répéter le chœur précédent, ce qui le rend bien plus strident. Tout cela est fort simple assurément ; le tout était de le trouver[1]. »

La nature elle-même, une fois au moins, est associée dans la Passion au récit dramatique et à la prière. Je ne parle pas ici du voile du temple déchiré, des rochers qui se fendent et de la terre qui tremble. Bach a décrit sommairement les désordres qui suivirent la mort de Jésus. Mais il a, pour ainsi dire, essayé de retenir le moment qui la vit 6accomplir. C’est une chose étrange, peut-être unique par le sentiment et par la sensation, par la rencontre et l’accord de l’un avec l’autre, que cette invocation au soir. A peine le pieux Joseph d’Arimathie a-t-il obtenu de Pilate d’enlever et d’ensevelir le corps du Sauveur qu’un chant mystérieux s’élève. Oui, vraiment, il s’élève comme le souffle de l’heure qu’il chante, heure tardive et fraîche, témoin de tant de mystères : de ceux de nos péchés et de ceux de notre

  1. M. William Cart, Etude sur J. S. Bach ; 1 vol. Paris, Fischbacher.