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déclamation lyrique n’ont rien écrit de supérieur à la plainte de « la vraie mère » dans le Jugement de Salomon. (Nous prenons ici le terme de « plainte » au sens même juridique du mot.) La musique moderne, gênée et lourde de tout ce qu’elle traîne avec elle, ne connaît plus guère cette aisance et ce ton dégagé, cet air libre d’un discours ou d’un style à qui deux élémens suffisent : le mouvement et l’intonation. Un degré de plus ou de moins dans l’élévation de la voix et dans la chaleur du débit ; avec ces humbles moyens, que ne fait-on pas ! Les premières mesures du récit portent une indication qu’on retrouve souvent dans les œuvres de Carissimi : « Commodo, commodément. » A son aise et sans passion d’abord, « la vraie mère » expose les faits de la cause. « Moi et cette femme, dit-elle, nous demeurions dans la même maison. J’eus mon fils la première ; trois jours après, le sien naquit et personne n’habitait avec nous. » Mais déjà voici qu’elle attaque, elle accuse, et plus ce qu’elle va dire sera grave, plus gravement elle le dira. « Or le fils de cette femme mourut, la nuit et pendant son sommeil, car elle l’étouffa. » La voix ralentit sensiblement ici. Elle s’attarde encore davantage à cet endroit : « Alors, se levant dans le silence de la nuit, in noclis silentio. » Le mot silentio, qui flotte sur un accord tenu par l’orgue, cause une impression comparable à celle que produiront, cent cinquante ans après, des paroles et des harmonies analogues : Era già alquanto avanzata la notte, dans le fameux récit de doña Anna. Poursuivons : « Elle prit mon fils à mes côtés et le posa, oui, elle le posa sur son sein. » Par deux fois (et collocavit, et collocavit), les notes montantes profèrent et font monter aussi l’accusation de vol et de sacrilège. « Et son fils à elle, qui était mort, elle le posa sur mon sein, à moi. » Pour le coup, voilà le dernier trait et le suprême reproche. Devant la consommation du criminel échange, voilà la révolte et l’horreur même physique ; voilà le cri de la chair maternelle, dépouillée de son enfant qui vivait, et glacée, et souillée par le contact du cadavre de l’enfant étranger.

Ces quelques lignes sont l’un des chefs-d’œuvre du genre récitatif ; non plus du récitatif encore sommaire des premiers Florentins, mais du récitatif organisé, devenu la hiérarchie, complexe et parfaite jusque dans le détail, des rythmes, des notes et des mots. Relations, proportions, tout est juste. Admirable d’ordonnance et de logique oratoire, ce plaidoyer maternel ne