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que l’on puisse faire sur la portée de cette formule du serviteur public, n’y trouve-t-on pas profondément gravée la marque de l’esprit prussien, autant et plus que dans l’impératif catégorique de Kant, dont il est intéressant de la rapprocher, si bien qu’un Bismarck, en ce siècle, n’a rien pu faire de mieux que de la ressusciter, en faisant du « serviteur de l’Etat » l’« officier du pays ? » N’est-ce pas la nature encore qui a mis en son âme ce réalisme d’esprit et de volonté qui lui fait toujours voir et vouloir des choses réelles en un temps où le vieux monde semblait avoir un peu désappris l’un et l’autre ? C’est elle ainsi qui a fait sa victoire sur son siècle, car cette victoire, c’est celle du réalisme sur l’idéologie et le dilettantisme, et, quelque influence qu’ait exercée sur lui la culture contemporaine, il faut reconnaître que, par son génie, ses succès, sa fonction historique, Frédéric est de sa race plus encore que de son siècle.

Carlyle l’a défini d’un de ces mots saillans et un peu étranges dont il a le secret : Frédéric, dit-il, est une Réalité. Il est une Réalité consciente, agissante, indépendante, qui se meut librement dans un vain monde de préjugés, d’illusions et d’apparences. Seul de son temps il a été en acte, et c’est pourquoi seul de son temps il a fait œuvre effective, définitive, il a été créateur, « fondateur d’Empire, » selon ce mot qu’il aimait. Mais tout ici n’est pas Réalité. S’il y a plus de grandeur que de grâce, s’il y a plus de force que d’idéal dans cette figure du « grand acteur du temps, » il y a de la beauté en elle, il y en a surtout à l’heure du revers dans cette virilité, cette force de résistance et de résignation où Michelet admirait le « Triomphe de la Volonté. » Il y a peu de spectacles au monde comme de voir se redresser sous les coups de la fortune cet homme brisé par la défaite et la torture morale, de voir comment il se roidit et « apprend à son âme, à coups de bâton, à devenir patiente et tranquille, » comment il se reprend à la lutte et lutte jusqu’à vaincre l’ennemi, le sort et lui-même : c’est à ces heures-là qu’avec les historiens d’outre-Rhin on pourra reconnaître, dans Frédéric le Grand, le plus grand Frédéric.


LOUIS PAUL-DUBOIS.