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alliés. M. Rouillé a peut-être d’autres notions, et je le prie de me les communiquer pour m’éclaircir là-dessus. Hugo Grotius et Pufendorf les ont ignorées, mais c’étaient apparemment des bêtes. » Il provoque au lieu d’expliquer, gratuitement, de même qu’il froisse sans cesse ses alliés, Louis XV ou George II, par des allusions à la grandeur passée de la politique d’un Louis XIV, ou à l’habileté sans pareille de celle d’un Guillaume III. Enfin, allié de la France, et désirant obtenir du cabinet de Versailles la promesse d’une action vigoureuse en Allemagne, il remet à cette intention au marquis de Valory un mémoire portant ce titre significatif : « Projet que doivent suivre les Français, s’ils sont sensés. » — Ne semble-t-il pas qu’il y ait, dans ces façons et ces paroles impérieuses, toute l’amertume du souvenir des jours passés qui lui remonte aux lèvres, et qu’en un rictus sardonique il crache enfin à la face de l’Europe ?…


V

C’est ainsi un précieux service que rend la publication de la Correspondance politique à la psychologie et à l’histoire en ressuscitant, dans son vrai cadre d’homme d’Etat et d’homme de guerre, mais au naturel, sans pose littéraire ni réserve diplomatique, cette grande figure toujours un peu énigmatique et troublante de l’Homme de Prusse, comme disait lord Chesterfield avec une familiarité qui n’était pas mal reçue à Sans-Souci. Sous le héros, sous le grand homme, elle fait revivre l’homme ; elle nous restitue ce qu’il a d’humain, de menschlich dans cet Uebermensch. Et ceci n’est certes pas pour le diminuer. Il a été un politique, et, comme les politiques de son temps, — de tous les temps, — il a intrigué, rusé, il a joué, dupé son monde, il a fait la politique de son intérêt, car il n’y en a point d’autre, et, s’il a mis à ce jeu non pas plus d’immoralité que ses contemporains, mais plus de cynisme, le cynisme ne serait-il pas ici, en regard de l’hypocrisie, presque une vertu ? Ses œuvres littéraires le rabaisseraient plutôt à nos yeux, car elles nous le présentent sous un jour factice et faux. Quant à sa correspondance politique, elle ne peut que le grandir en nous montrant en lui, non pas la « raison pure, » non pas cet impeccable logicien, cet impassible stoïcien, toujours maître de lui, toujours sûr de lui, mais un homme, avec la marque du génie, un homme qui a lutté, peiné, souffert,