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découvrir son fameux système en collaboration avec Descartes ou Leibnitz. Un système politique doit nécessairement émaner de la tête d’un seul homme, et cet homme, c’est le Roi : Minerve ne peut sortir que du cerveau de Jupiter. » De fait, son gouvernement est non seulement personnel, mais mécanique, car les gens qu’il emploie doivent obéir à ses volontés sans les apprécier, exécuter ses décisions sans jamais prendre une initiative. L’initiative indépendante, sous quelque forme qu’elle s’exerce, conseil, influence, objection ou indiscrétion, voilà ce qu’il redoute toujours et poursuit partout. Jamais, dans ses ordres de deux lignes, il n’énonce un motif, observe un contemporain qui a servi dans son cabinet, de peur que ce motif ne soit discuté ; il n’accepte pas une observation, si humble soit-elle : « Mon cher, vous n’y entendez rien, » ceci clôt le débat. Il trompe ses ministres, afin de les éprouver, et leur cache parfois ses décisions les plus graves. Pour lui faire adopter telle ou telle mesure sans le froisser, on invente alors d’habiles détours, à l’exemple du chancelier Cocceji, qui, désirant opérer certaine réforme judiciaire, imagina d’en faire suggérer au roi la pensée par l’intermédiaire du général de Goltz, que Frédéric estimait bon militaire. Jamais enfin le roi ne tolère qu’on provoque son initiative, et, depuis les plus légères faveurs jusqu’aux plus grandes résolutions, tout doit venir de son propre mouvement. Comme le général de Prittwitz intercédait un jour pour obtenir le grand cordon de l’Aigle Noir, Frédéric refuse en disant : « Mon ordre est comme la grâce efficace, il se donne, et ne se mérite pas. »

On conçoit que, dans les affaires extérieures, cet instinct autoritaire, cet âpre esprit de revanche qu’excite en Frédéric le souvenir des injures et des injustices passées, se fasse sentir plus vivement que partout ailleurs, et risque parfois de nuire à ses calculs politiques. Il n’est rien au monde de si conservateur que la diplomatie, du moins dans les formes, et ce sont justement ces formes, ces traditions de chancelleries, ces susceptibilités de cabinets que Frédéric prendra plaisir à bouleverser de son sans-gêne moqueur. Comblé du premier coup par la fortune, il se croit naturellement tout permis vis-à-vis de ce vieux monde dont l’impuissance et les prétentions lui font pitié.