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baume pour ses plaies. » Plus d’impossibilité à ses yeux : loin de le rebuter, la difficulté l’encourage, car « il n’y a de mérite dans le monde qu’à la vaincre et l’immortalité n’est qu’à ce prix. » Un jour, aux complimens du ministre d’Angleterre, Mitchell, Frédéric répondra que, quand il voudrait, lui Mitchell, mander à sa cour tout ce qu’il voyait et savait des opérations du roi de Prusse, on n’en voudrait rien croire à Londres ! L’idée du public, de la scène, ne cesse plus d’être présente à ses yeux, elle l’encourage, elle l’excite, comme fait le sentiment même de sa gloire, et son héroïsme dans la lutte inégale et grandiose est ainsi à tout instant multiplié par la pleine conscience qu’il en a, par la pleine confiance qu’il y puise.


IV

Conscience de son génie, confiance en ce génie, ce sentiment de haut et juste orgueil n’est pas fait pour surprendre chez le grand Frédéric. C’est en lui un instinct spontané, naturel, une forme innée de l’être moral. Ce n’est pas la gloire qui l’a mis en son âme, bien que les succès l’aient surexcité, et, plus encore peut-être que les succès, les revers. Frédéric, à peine a-t-il été homme, a connu sa supériorité sur les hommes, par une intuition personnelle et directe, et tout de suite il a commencé à les juger, j’entends à les mépriser, de sorte que, l’âge venant, plus il a de modestie à l’égard de la fortune, de « la très sainte fortune, » plus il a de dédain pour « cette race maudite à laquelle nous appartenons, » pour cette pauvre humanité errante et souffrante qui, selon Malmesbury, lui paraît faite exclusivement pour servir ses désirs et exécuter ses ordres. « Il semblait, » dit Mirabeau, « se croire l’âme universelle du monde… » Ajoutons un trait. Quand nous sommes sincères, dit à propos du roi philosophe l’historien de la Jeunesse du Grand Frédéric, notre philosophie obéit toujours à nos instincts. Plus que personne, Frédéric est sincère envers lui-même ; or, il fait précisément de cette haute conception de soi, de sa gloire et de son génie, la base de sa doctrine morale. On cherche trop loin, trop haut, à son gré, le principe, du bien, lorsqu’on le met dans su beauté propre, comme les stoïciens, ou dans une volupté supérieure, comme les épicuriens, ou dans l’amour de Dieu, comme les chrétiens. L’essence de la vertu, et par conséquent du bonheur, c’est, — au