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à corps perdu dans le travail, car « rien ne soulage comme la forte application, » dit-il, de quelque nature qu’elle soit : la besogne politique ou militaire, dont il ne manque jamais, étant de ceux qui font tout par eux-mêmes et qui n’aiment rien tant que d’avoir affaire « par-dessus les oreilles ; » puis l’étude, dans ces longues retraites d’hiver où il vit « en chartreux, » sans sortir de chez lui, sans parler à âme qui vive, sans souper, pour gagner du temps, passant toutes ses journées à lire, à lire d’affilée, par exemple, les seize volumes de l’Histoire universelle de Jacques-Auguste de Thou, ou les trente-six volumes de l’Histoire ecclésiastique de Fleury, comme il fit pendant le siège de Schweidnitz ; enfin la correspondance, qui lui est aussi un moyen de « se vider le cœur, » car, s’il écrit beaucoup, et longuement, à sa sœur de Bayreuth, à son ami d’Argens, il leur confie que c’est « plutôt pour se soulager que pour les amuser. » — Mais, de tous les moyens de s’étourdir, celui qui lui rend encore le plus de services, c’est la poésie. « Souvent je voudrais m’enivrer pour noyer le chagrin, » explique-t-il un jour à la princesse Amélie, « mais, comme je ne saurais boire, rien ne me dissipe que de faire des vers, et, tant que la distraction dure, je ne sens pas mes malheurs. » De là ce « déluge de vers, qui inonde chacune de ses campagnes, » de vers sur tout et contre tous, dont il emplit sa correspondance : — « Nous autres poètes, nous sommes insupportables, nous fourrons des vers partout, » — et dont il n’a jamais tant fait que pendant l’une de ses plus dures campagnes, celle de 1757, après la défaite de Kolin. C’est pour lui un soulagement physique de rythmer des mots sur un mètre sonore ; comme un travail machinal qui occupe l’esprit sans le fatiguer, cela le « délasse, » c’est le meilleur des alibis.

Une fois la crise aiguë du mal enrayée par ces caïmans empiriques, le mal lui-même peut être attaqué directement ; c’est alors que Frédéric appliquera l’antidote au poison, et l’antidote, il le cherchera dans cette « philosophie » où les contemporains ne voient qu’un jeu de l’esprit et dont la force modératrice, après avoir ennobli ses succès, va faire son soutien aux heures d’épreuve. De toutes les doctrines philosophiques qu’il a professées, il y en a une dont la signification est particulièrement profonde et à laquelle il est toute sa vie resté fidèle ; il l’a prise à Leibnitz, par l’intermédiaire de Wolff, pour la développer ensuite par lui-même : c’est celle que nous appelons aujourd’hui