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III

Sanguin comme il est, on pense bien que le grand Frédéric n’a pas supporté son « martyre » de la guerre de Sept ans avec cette impassibilité fière, cette inébranlable maîtrise de soi qu’on aime à lui prêter lorsqu’on ne voit en lui que le stoïcien. Pouvait-il être donné à un homme, fût-ce à un Frédéric le Grand, ce stoïcisme surhumain qui l’eût fait assister de sang-froid à sa ruine, voir sans trouble se resserrer autour de lui le cercle de fer et de feu, ses soldats combattant à deux contre trois, bientôt à un contre deux, les hommes désertant par masses, Berlin trois fois pris et pillé, les caisses vides, l’Angleterre trahissant la cause commune, lui-même, enfin, « fatigué comme un forçat, » ne comptant plus pour son salut que « sur un miracle ou sur la divine ânerie » de ses adversaires : bref, « toute la boutique renversée, » comme il dit, et presque sans espoir de relèvement ?

A vrai dire, sous le stoïcisme de parade il y a bien des tempêtes intérieures, des naufrages d’autant plus désastreux qu’ils succèdent à des journées d’une plus glorieuse confiance. Le reconnaîtrait-on, le héros impassible, maître et sûr de lui-même, sous les traits de cet homme qui tressaille chaque fois que la porte s’ouvre, qui tremble en décachetant une dépêche, sous la figure de ce capitaine qui, le soir du désastre de Kolin, sanglotant, se déclare incapable de dresser un plan de retraite, ou bien qui, le jour où il apprend la défaite d’un de ses lieutenans, confesse qu’il a « le cœur déchiré par trop de passions pour pouvoir écrire une lettre sensée ? » — Dans la longue solitude des quartiers d’hiver, c’est au découragement qu’il succombe, par épuisement physique et moral. « Dieu ! que je suis las ! s’écrie-t-il, je ne vaux plus rien que pour la voirie !… Etait-ce la peine de naître ?… Oh ! que les morts sont plus heureux que les vivans ! » Hanté par la vision de la catastrophe finale, du « coup de grâce, » souvent malade et crachant le sang, avec la tête qui lui tourne plusieurs fois par jour, il se frappe, et veut abandonner la partie. La politique même en arrive à ne l’intéresser plus : comme, un jour, on lui avait apporté des lettres de Constantinople (il intriguait à la Porte pour obtenir le concoure des Turcs contre l’Autriche) : « Je n’ai pas daigné les lire, dit-il à Finckenstein, je suis si découragé que j’abandonne les affaires au hasard ».