décider ou entreprendre, c’est céder à l’exubérance d’une nature trop forte et d’une imagination trop riche, y céder avec une joie d’autant plus intense que cette nature et cette imagination sont restées dix ans comprimées en vain sous la lourde main du roi Frédéric-Guillaume. Il faut que la vapeur en pression s’échappe de la chaudière : il faut de même que de ce tempérament « bouillant » (c’est le mot de Frédéric) la force intérieure s’échappe en actes de volonté. L’action, chez Frédéric, est une passion. — Voyez les joies souveraines qu’elle lui donne, cette passion : voyez cet amour du risque et de la lutte, du coup de théâtre, cette suprême « satisfaction » qu’il se promet en 1741, « quoi qu’il arrive, » à l’idée de « bouleverser l’Europe, » ces impatiences quand l’occasion se fait attendre de « donner sur les oreilles » aux uns ou aux autres, ou quand il en vient à se demander, comme en juillet 1756, si ses voisins « veulent être rossés ou non. » Notez combien cette passion le soutient dans ses revers, quelle force de résistance elle lui inspire, quel mépris de l’obstacle, quelle confiance en lui-même et en la Prusse, jusqu’à lui faire dire quand il ouvre la guerre de Sept ans : « Il est moralement impossible que nous rations notre coup. » Ecoutez enfin ces mots qui parfois lui échappent, ces mots révélateurs où comme en un rayon de soudaine lumière l’homme entier se découvre : « En somme, » dit-il un jour, « il n’y a guère que les fondateurs d’empires qui aient été véritablement des hommes… »
Tel est donc le fond, telle est la « substance, » si l’on peut prendre ce mot aux philosophes, de cette nature impétueuse et exaltée du grand conducteur d’hommes, du créateur d’événemens, de cette nature, dont la sensibilité, l’épicurisme, l’élégant scepticisme du dilettante et de l’intellectuel, ne sont que des formes ou des « modes. » Je ne veux pas dire d’ailleurs que cette nature morale intime soit toujours restée réfractaire à l’influence de la culture philosophique du temps. Frédéric considère que la philosophie est faite pour apprendre « à se décider » aussi bien que pour apprendre « à raisonner, » et il entend qu’après avoir « formé son jugement, » elle lui enseigne à « modérer ses passions. » Seulement cette fonction morale de la philosophie reste latente au cours ordinaire de la vie, elle ne se fait visible et ne s’exerce au grand jour qu’aux heures de crise ou d’épreuve : voyons comment elle a aidé le roi philosophe, pendant l’épreuve de la guerre de Sept ans, à dompter la mauvaise fortune.