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renoncer à toute ambition, ceux dont les noms sont inconnus de la malignité publique et ceux qui savent les lui dérober. La vie est si courte qu’il ne faudrait vivre que pour soi et non pas pour des ingrats qui ne vous tiennent aucun compte de vos peines et qui critiquent aigrement vos actions. Vous trouverez ma lettre d’un goût bien stoïque, mais comptez que ce sont mes véritables sentimens. Quand on a vu longtemps de près les objets de la cupidité publique, le charme s’évanouit et l’on ne tarde pas à se détromper de la valeur chimérique que leur attribue le vulgaire. Cela ne m’empêche pas de faire par devoir ce que mon métier exige de moi, mais je vous assure que c’est souvent en jurant contre mon destin…


Il y a une élégance particulière, une belle gravité dans ces lignes mélancoliques sorties de la plume d’un conquérant comblé par la fortune, comme dans les façons détachées et sereines de juger la vie, la gloire, qu’on trouve souvent dans les lettres familières de Frédéric, et où se reconnaît le cachet du siècle de la philosophie. Est-ce à dire toutefois que, dilettantisme et sensibilité, cette « philosophie » soit tout son caractère ? Dilettantisme et sensibilité, sont-ce là les marques profondes des grands maîtres de l’action ? Si sincères que soient ces façons de sentir et de penser chez le vainqueur de Rosbach, — et je ne crois pas qu’on puisse les dire affectées, — elles n’en ont pas moins chez lui quelque chose de superficiel, de temporaire, ou de littéraire, suivant le cas, qui en fait plutôt un luxe, une parure morale, qu’un élément premier du caractère, et il ne faudrait pas qu’elles nous fissent illusion sur la réalité, j’entends l’énergie et l’exubérance, du tempérament qu’elles recouvrent et dont elles laissent souvent passer les éruptions brusques, violentes, irrésistibles.

Frédéric est un sanguin. Avant trente ans, il a la goutte, à trente-cinq, une attaque, sous forme d’hémiplégie, bénigne il est vrai, mais qui le laisse dès lors gros et comme enflé du cou, du corps et des jambes, tel que nous le montrent les portraits de sa vieillesse. Il mange énormément ; parfois on l’a vu rester six heures à table. Physiquement, sa force est remarquable, et il faut bien qu’elle l’ait été pour lui avoir permis de résister, en temps de paix, à cette activité fébrile qui lui fait cumuler chaque jour la parade, les affaires, l’exercice matinal et le dur travail de tête, et pendant les guerres, pendant la guerre de Sept ans surtout, à la fatigue des marches forcées d’un bout de la Prusse à l’autre, à l’épreuve de cinq jours et cinq nuits de suite passés debout, à l’épuisement final de cette « machine » corporelle qu’il