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La « sensibilité, » telle qu’on l’entend dans la société contemporaine, a sa contre-partie dans le scepticisme facile, insouciant, désabusé, d’un monde au goût épicurien et délicat. Tout est un jeu, le plaisir est la loi. Chacun a son talent de salon : Frédéric a sa flûte. Il parle, il écrit au ton de tout le monde, modeste, aimable et railleur, en « bon diable, » comme il dit, qui ne demande qu’à se faire pardonner sa gloire. Dans son cabinet de Sans-Souci, vous croyez qu’il travaille ? Il « s’amuse doucement, à son ordinaire, avec de graves billevesées. » Volontiers il plaisante de ces « balivernes, » de « ces misères que les cerveaux brûlés de politiques appellent les grandes affaires. » De ses plus fières victoires il fait « nos sottises héroïques, » et n’hésite pas à se traiter lui-même de « polisson, » pourvu, cela s’entend, que ce soit en comparaison d’Alexandre ou de César. C’est dans le goût du jour de mépriser la gloire, l’ambition, les grandeurs. « Vanité des vanités ! vanité des batailles ! » s’écriera Frédéric. « Philosophe par inclination, politique par devoir, » il aurait « beaucoup cédé pour vivre en paix, mais… il faut danser ! » Il faut agir en roi quand on est roi. Il aime à entretenir ses familiers de son goût « pour la vie paresseuse, » pour la calme existence de « l’homme ignoré dont le bon sens a renoncé dès sa jeunesse à toute sorte de gloire, et dont le sort n’excite pas la cupidité des scélérats. » avec citations de Racine à l’appui : « Heureux qui satisfait de son humble fortune… » Un jour même, il confie à son lecteur Catt « un plan qui lui est cher, » celui de laisser à son frère « les rênes du gouvernement, et de se retirer, non pour aller vivre en catholique dans la Rome moderne, non pour aller se faire abbé de Saint-Germain-des-Prés, mais pour mettre en sage un intervalle entre les tracas et la mort. » Seulement il faut savoir que c’est pendant son « purgatoire » de la guerre de Sept ans, et déjà « presque à demi rôti, » selon son mot, qu’il s’abandonne à l’amertume de ces pensées. Il faut savoir de même que les négociations anti-prussiennes de la Russie avec l’Angleterre l’inquiétaient vivement lorsqu’en février 1754 il écrivait à son ami Lord Maréchal ces lignes d’une éloquente tristesse :


Si j’étais aussi maître de mes actions que vous l’êtes des vôtres, il y a longtemps que j’aurais pris un parti semblable (la retraite), mais dans mon métier on est condamné à porter le joug toute la vie. Il n’y a d’heureux dans le monde, croyez-moi, que les personnes qui ont eu assez de sagesse pour