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contemporaine, la voix de l’expérience, inspirée non pas seulement par l’instinct de conservation du souverain, mais par le réalisme inné d’un certain instrument mental, différent par nature de celui des contemporains, et qui garde toujours la pensée frédéricienne, en la maintenant sur le solide terrain des faits, contre les vanités et les chimères intellectuelles du siècle.


II

Au point de vue moral, le siècle qu’on a appelé le siècle du grand Frédéric a aussi ses vanités, ses prétentions : c’est la sensibilité d’abord, cette sensibilité superficielle qui se concilie si bien avec l’absence de cœur, et c’est l’épicurisme sceptique, produit artificiel de cette vie de salon qui énerve les caractères et détourne les hommes de l’action. De ces deux formes morales, il semble à première vue que le roi philosophe ait lui-même subi profondément l’empreinte, et, à ne voir que les dehors littéraires ou mondains, l’homme des petits soupers de Potsdam pourrait en effet passer pour l’un des plus représentatifs des membres de cette société brillante et légère, au cadre étroit, qui règne par l’esprit, le ton, la grâce, mais que son élégance même et sa délicatesse vouaient à l’impuissance. Toutefois il faut se méfier d’un trompe-l’œil dans cette ressemblance peut-être plus extérieure que réelle, et savoir reconnaître quel est au vrai, sous le vernis du siècle, le tempérament physique et moral de l’homme.

Nul en son temps ne s’est mis plus vite au diapason de la « sensibilité. » Dès 1744, dans son Miroir des Princes, il proclame l’humanité « la vertu cardinale de tout être pensant, » et son cœur dès lors « s’épanouit à la vue des belles âmes qui aiment le bien, » il ne cesse de prêcher de sa parole « généreuse » combien « les faiblesses d’un cœur sensible sont préférables à l’inhumaine dureté des stoïciens. » Il se laisse prendre à moitié, comme ses contemporains, au charme de cette gamme sentimentale dont il manie en maître le doigté, de sorte qu’il mettra, par exemple, une certaine candeur à parler à sa sœur de sa pureté de conscience, ou à son ami Catt de sa délicatesse de cœur ; rien ne lui fait horreur, dira-t-il à ce dernier, comme les gens ingrats ou faux : « Savez-vous ce que je fais quand j’en découvre ? Je lis Marc Antonin. » — Comme ses contemporains,