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pour tel ou tel sujet d’avenir dont il se promet monts et merveilles ; bientôt il est forcé de décompter, mais laisse alors quand même l’agent dans le poste où il l’a mis, disant : « Mon cheval butte, je le sais, mais j’aime mieux le garder que d’en prendre un autre dont j’ignorerais les tares. »

Il y a une seconde conséquence à marquer du caractère concret de l’instrument mental chez Frédéric. Demandons au roi philosophe ce qu’il pense des philosophes « radicaux, » si l’on peut ainsi parler, de la seconde moitié de son siècle, lui l’élève de Bayle et de Voltaire, qui célébra avec tant d’enthousiasme l’avènement de la « raison » et la guerre au « fanatisme. » Celui qui lui déplaît encore le moins, parce qu’il le juge irresponsable et malheureux, c’est Rousseau : cet « énergumène » le fait sourire, il le plaint, le protège, tout en le méprisant, et sans faire à ses « misérables paradoxes » l’honneur d’une réfutation. Les Encyclopédistes, d’Alembert excepté, n’excitent plus son dédain, mais sa colère et sa répulsion. Diderot le « révolte » par le « ton suffisant et l’arrogance » de ses livres « dont on ne saurait soutenir la lecture. » Helvétius, dans sa théorie de la toute-puissance de l’éducation, « se mêle de ce qu’il n’entend pas, et Bayle l’aurait renvoyé à l’école. » Quant à d’Holbach, il le prend spécialement à partie dans une critique de l’Essai sur les préjugés et une critique du Système de la nature, où il montre avec une grande force de langage quel est le vrai guide de son esprit, « ce grand maître, l’expérience. » Le matérialisme ? Il le combat « au nom du monde entier qui prouve l’intelligence créatrice : il ne faut qu’ouvrir les yeux pour s’en convaincre. » La doctrine de l’homme parfait ? Il la réfute comme contraire aux faits visibles. Détruire la « superstition ? » C’est impossible, donc absurde. Il défend ensuite contre d’Holbach les gouvernemens au nom de la « compétence, » la société au nom de la tradition, la politique au nom de son objet, le moindre mal, par opposition à l’idéal du bien. « Tout cela, » dit-il enfin des belles théories qu’il réfute, « tout cela sent un peu les idées d’un recteur de collège qui, resserré dans un cercle étroit de spéculations, ne connaît ni le monde, ni les gouvernemens, ni les élémens de la politique… Si notre auteur avait été six mois syndic de la petite ville de Pau, dans le Béarn, il apprécierait mieux les hommes qu’il n’apprendra jamais à les connaître pur sus vaines spéculations. » Voilà, s’élevant contre l’idéologie