Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/585

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

finement indiqué M. Lavisse, dans son Frédéric avant l’avènement. Sur le trône comme avant le trône, à travers les soucis de la politique ou de la guerre, Frédéric n’a jamais cessé de cultiver, par la philosophie, au sens très large que le siècle donnait à ce mot, sa propre intelligence. Il s’intéresse à tout, s’assimile tout, lit énormément, — « plus que tous les bénédictins ensemble, » — prenant toujours des notes et faisant des extraits de ses lectures : tout cela, non seulement par curiosité intellectuelle, par ambition de comprendre les êtres et les choses, mais dans une intention utilitaire et consciente, qui est d’apprendre à « penser juste » et de « se former le jugement. » La nature lui a donné un instrument mental extraordinairement puissant ; sa force d’attention est telle, dit son lecteur Catt, qu’il peut lire vingt lettres de suite et très rapidement, puis répondre à chacune d’elles sans les relire. La culture contemporaine, d’autre part, j’entends l’esprit classique et logique, avec ses procédés, l’analyse et la synthèse, son but, le jugement généralisateur, est venue discipliner cette intelligence et donner à Frédéric ce qui lui manquait, l’art supérieur de manier un instrument mental supérieur. Mais cet instrument, ce n’est pas elle qui l’a créé de toutes pièces, c’est de la nature, c’est-à-dire de son ascendance et de sa race, que Frédéric le tient, avec ses qualités, ses dispositions innées. Quelles sont ces dispositions et ces qualités, voilà la question qui jusqu’à présent semble être un peu restée dans l’ombre, bien qu’elle ait son intérêt, car, si l’influence du siècle s’est montrée si profitable à la forme d’intelligence de Frédéric, c’est que cette forme mentale se trouvait sensiblement différente de celle des contemporains.

Chez ceux-ci, et surtout dans la société française, qui tient alors le premier rang, l’intelligence est plus abstraite que concrète ; et si, vers le milieu du siècle, on commence à saisir l’indice d’un changement d’orientation dans les esprits, la raison logique n’en donne pas moins encore à l’idée le pas sur le fait. Chez Frédéric, au contraire, l’intelligence est concrète essentiellement. Par le fait de la vie de cour ou de salon, dans la société contemporaine, on avait vu se perdre de plus en plus le contact, le sens de la réalité ; au contraire, dans le milieu prussien, ce contact s’était accentué, ce sens s’était aiguisé par le fait de la vie de guerre ou d’affaires, par la pratique personnelle, continuelle, du commandement et du gouvernement.