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Cette « passion » devait un peu surprendre les contemporains chez un fils de celui qu’on avait appelé le roi sergent, un descendant de cette rude lignée d’électeurs brandebourgeois, turbulens et batailleurs, race de colons et de conquérans plutôt que de philosophes. Pourtant Frédéric avait su se mettre au ton, il avait philosophé tout comme un autre, et même à bien des égards mieux que tout autre, à l’école de Bayle d’abord, c’est-à-dire du promoteur originaire de toutes les grandes idées du XVIIIe siècle, puis à celle de Voltaire, c’est-à-dire du représentant de toutes les idées moyennes de son temps. Peut-être n’y a-t-il rien de bien original au fond dans cette philosophie du grand Frédéric, mais ce qui la distingue profondément de celle de Bayle, de Voltaire et de tous les contemporains, c’est l’intérêt pratique qu’il y cherche exclusivement, c’est qu’à ses yeux la philosophie n’a qu’un objet, qui est d’enseigner à agir et à penser, c’est-à-dire à vivre. L’homme, dit-il, est un animal plutôt sensible que raisonnable, il s’agit de le dresser à suivre la raison plutôt que les sens, et de lui apprendre « à mieux remplir ses devoirs en ce monde. » Si Frédéric est philosophe selon son siècle, dans sa philosophie même il reste utilitaire et réaliste selon sa race.

Entre les deux forces opposées dont l’alliance est le trait dominant de la personnalité du grand Frédéric, entre la force de la nature, de la race et du passé, et celle de l’esprit du siècle où il a vécu, de la « philosophie, » de la culture intellectuelle et morale qu’il a prise à la vieille civilisation classique, quel rapport a pu s’établir, où l’équilibre a-t-il fini par se fixer, telle est la grande question de psychologie historique qui se pose au sujet du roi philosophe. C’est une question que nous aimons à résoudre en faisant la plus belle part à l’influence de la « philosophie » dans la psychologie frédéricienne. Nous aimons à voir en Frédéric le « philosophe déplacé, » suivant sa propre expression, le « dilettante » qui sut se faire homme d’épée, homme d’Etat, « pour l’honneur, » comme dit un jour l’illustre historien H. de Sybel, « par devoir et amour du pays, et qui s’éleva d’un coup, dans une intime indifférence, à la suprême maîtrise de l’art. » Récemment, en France même, une plume savante nous esquissait sous des traits analogues le portrait de « cet homme purement intellectuel, si intelligent qu’il semble avoir accompli son œuvre en virtuose et par amour de la