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d’entre nous qui, par scepticisme, par fausse élégance de dilettante, ou par paresse d’esprit, ou même, quelquefois, par méconnaissance de ce qu’il y avait de plus noble dans leurs devoirs, ont laissé ignorer à nos rivaux que te commandement est un art, un art difficile et complexe : l’art de conduire les hommes, de leur faire accepter tous les sacrifices jusqu’au dernier, celui de la vie ; l’art de lutter contre les volontés adverses ; l’art de profiter des événemens, de les diriger même et de les maîtriser… Et encore, que cet art a un « sublime, » comme disait Napoléon, et qu’après tout, ne sait parfaitement commander que celui qui sait toujours discerner, prévoir et décider.

1er janvier 1902. — Service du dimanche, sans inspection… Farniente complet, pour quelques-uns au moins, car le service à bord ne chôme jamais, naturellement. C’est égal, il y a un air de liberté partout… J’arrive à neuf heures, paisiblement, en humant l’air vif et serrant sur mon passage les mains des camarades rencontrés dans l’arsenal presque désert.

A bord, la ruche est calme : simple bourdonnement ; quelques petites affaires particulières : le capitaine d’armes houspille un dispensé qui a, — pour la dixième fois ! — laissé du linge au sec dans le compartiment J. 110. L’équipage est aux sacs ; mais il y a beaucoup de flâneurs sur le pont et certaines cigarettes que l’on se hâte de cacher quand on m’aperçoit. Le maître de quart, les hommes de garde, les timoniers ont un air de circonstance : leurs regards me font joyeux accueil et me disent « bonne année ! » Je réponds d’un demi-sourire, et c’est tout ce que permettent, pour l’instant, les convenances hiérarchiques.

En revanche, dans la salle d’armes, près du carré des officiers, les « maîtres chargés » sont déjà réunis, dignes, roides, sanglés dans des habits neufs. L’officier en second vient d’essuyer le compliment entortillé du premier maître de manœuvre, chef de poste. Il remercie ; il les loue de leurs bons services et déclare qu’il compte toujours sur eux pour maintenir le Fontenoy au rang où… etc., etc.

Nous allons les recevoir tout à l’heure au carré, ces braves gens, et après eux les seconds maîtres, qui, déjà, à l’avant de la batterie, brossent leur veston ; et nous leur donnerons un verre de vin blanc, et nous trinquerons avec eux bien cordialement… et, en sortant du carré, Launey, le second maître de manœuvre, un vieux grognard quelque peu frondeur, dira que notre vin