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la cuve. Et cependant que les ouvriers du port s’activent à cette besogne, nos hommes, à deux ou trois sur une foule de petits radeaux, brossent la carène encore ruisselante pour détacher les mousses, les petits coquillages, tout un monde parasitaire…

C’est un curieux spectacle que celui d’un cuirassé au bassin ; on ne se doute pas de l’énormité du monstre quand on ne l’a pas vu à sec : telle une baleine échouée à la rive étonne encore le pêcheur expérimenté qui n’avait aperçu que ses évens, son dos luisant entre les lames, sa queue fouettant l’écume…

Descendons par les escaliers latéraux de la cuve ; passons sous la voûte arrière du Fontenoy, au-dessous même du gouvernail et des deux grandes hélices immobiles ; glissons-nous jusque sous le ventre humide du mastodonte… Quelle saisissante impression d’étouffement, d’écrasement ! Et aussi, c’est singulier de penser qu’il y a encore tant de vie, tant d’énergie qui se développe dans les flancs de cet énorme corps paralysé ; car tous les services intérieurs fonctionnent comme si nous flottions, l’eau nécessaire aux chaudières en activité nous étant fournie par des conduites de distribution de l’arsenal, dont les bouches sont semées le long des bassins de radoub. On installe même des prises d’eau spéciales pour pouvoir noyer les soutes à poudre, en cas d’incendie, par les mêmes moyens que lorsque le bâtiment est à flot.

Autre surprise : la multitude des trous percés dans cette carène ; et quels trous !… où un homme passerait aisément, par exemple ceux de l’aspiration et du refoulement de l’eau destinée à condenser la vapeur qui vient de travailler sur les pistons… et tant d’autres ! De sorte que la mer pénètre partout dans l’intérieur de cette coque qu’il semble qu’on ait pris tant de soin de lui interdire : oui, mais si bien contenue, si habilement canalisée !…

17 décembre. — Entre 5 heures et 5 heures et demie, quittant le bord pour aller en ville, je suis le flot d’employés, d’ouvriers qui sortent de l’arsenal, leur journée finie. La nuit est presque close sous un ciel bas et gris ; un mauvais vent de Sud-Est, âpre, froid, chasse en longues traînes noires, piquées d’étincelles, les fumées des fonderies, des grandes forges. Çà et là, de vives lumières dans les carreaux : une dernière chaude, une coulée qu’on achève ; mais tout s’éteint bientôt, le silence tombe sur