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Cet orgueil n’était que l’expression passionnée d’un instinct juste. La guerre le démontrait depuis dix ans : céder sur un point équivalait à tout perdre. La politique non plus que la guerre républicaine ne comportait la retraite : elle voulait l’offensive partout et toujours. Dès que la République se retirait, la coalition se reformait sur ses pas. Enfin, les Français de ce temps-là conservaient l’étrange illusion que les peuples conquis, réunis ou alliés à la « grande nation, » étaient, par cela seul, des peuples affranchis. Les restituer à leurs anciens maîtres ou les livrer, républiques débiles, indigentes, anarchiques, aux entreprises de ces maîtres, semblait une honteuse infraction aux plus nobles engagemens de la Révolution. Bonaparte pensait, sur cet article, comme le premier de ses généraux et comme le dernier de ses grenadiers ; le plus factieux des opposans du Tribunat était aussi infatué que le Premier Consul de la fierté des anciens conventionnels.

Chez Bonaparte, le calcul s’ajoutait, et la connaissance des affaires européennes. Il savait, mieux que personne, à quelles conditions avait été obtenue cette paix républicaine : il y avait fallu la défaite, l’accablement, la dispersion de la vieille Europe ; les uns battus et cependant indemnisés comme l’Autriche, les autres, comme la Prusse et les Allemands, gagnés et gorgés de sujets ; enfin, la complaisance de la Russie. Ces combinaisons compliquées, cet immense effort nécessaire pour obtenir la paix, ne l’étaient pas moins pour la conserver. Qu’un seul anneau vînt à se rompre, de Naples au Texel, il faudrait aussitôt remettre le fer au feu et ressouder la chaîne par le même marteau qui l’avait forgée.

« La paix, écrivait le clairvoyant Lucchesini, n’est favorable à la conservation de sa puissance qu’autant qu’elle deviendra générale. » Il était donc résolu, malgré l’opposition du Parlement, à l’imposer aux Anglais, à l’emporter d’assaut, et, une fois signée, il les obligerait à la respecter, en les isolant, en leur interdisant toute coalition nouvelle. Il n’en avait qu’un moyen, celui qui l’avait conduit au degré de puissance où il était et qu’il voulait perpétuer : après la guerre irrésistible, il organiserait la paix formidable. Les cinq mois qui s’écoulent entre la signature des préliminaires et celle du traité définitif présentent comme un raccourci de l’histoire de l’Empire : ils en manifestent les conditions, ils en montrent les nécessités, ils en découvrent aussi le paradoxe.